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Génération sacrifiée : Retour sur les années 70 et l’arrivée de l’héroïne dans les cités (partie I)

3 décembre 2009 (lemegalodon.net)

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Reda : Nous sommes avec Michel Kokoreff, un sociologue et nous allons revenir sur l’histoire de ce que on appelle ici, la Génération Sacrifiée. Mais tout d’abord, nous allons laisser la parole à Didier Ménard, un médecin généraliste de la cité des Francs-Moisins à Saint Denis depuis bientôt 30 ans. Il fait parti de ces témoins directs de l’ épidémie et de ses conséquences. Nous lui avons demandé de nous raconter à quel moment il s’ était aperçu qu’ il fallait distribuer des seringues stériles et à usage unique pour lutter contre la transmission du VIH et des hépatites.

Dr Didier Ménard : Je m’ en suis très vite aperçu. Nous travaillions avec une équipe hospitalière avec laquelle nous réfléchissions sur toutes les conséquences. On a très vite fait le rapprochement. Très rapidement, je me suis mis à distribuer des fringues avec la complicité du pharmacien, à acheter des stocks de seringues stériles et à les délivrer. On le faisait d’ une manière très clandestine car je vous rappelle qu’ à l’ époque, c’ était formellement interdit. Je me suis fait accusé par différentes instances disciplinaires et interpellé comme un facilitant et un dealer en blouse blanche.

Reda : Michel Kokoreff, vous ne travaillez pas sur le sida à la base mais sur le trafic de drogue et son histoire. Qu’est-ce que vous savez de l’ épidémie du sida et ses liens avec le trafic de drogue ? La France a été le dernier pays de l’ Europe à mettre en vente libre ces seringues qui permettent à des personnes qui se shootent de ne pas se retrouver avec le VIH et les hépatites.

Michel Kokoreff : Ce qui est caractéristique, c’est le silence. Le silence a été long et la prise de conscience a été tardive en France. La réalité de l’épidémie ne concernaient pas que les minorités sexuelles. On a eu beaucoup de mal à la prendre en compte. Peut-être qu’en 1987, c’est le moment où les choses commencent un peu à basculer avec la circulaire Barzac qui autorise la mise en vente libre des seringues. Et sur d’autres aspects de problème, les choses ont plutôt commencer à bouger en 1991. Mais le mal est fait ! Il y a un rapport qui été publié en 1995 sous la direction du professeur Henrion qui décrit le lien entre sida et toxicomanie comme une véritable catastrophe sociale et sanitaire. De fait, le problème est qu’on ne peut pas la chiffrer et qu’elle est complètement masquée. Mais on sait à travers des expériences et des enquêtes de terrain que, dans certains quartiers populaires, il n’y a pas une famille qui n’a pas été touchée par des overdoses, par le sida, par des suicides ou des maladies associées à ces consommations. Cela a été une espèce de bombe démographique qui a fait des ravages incroyables. Paradoxalement, si les familles continuent encore à souffrir de leurs morts, on ne peut pas les dénombrer précisément et on est encore dans le silence.

Bader, 43 ans, et Catherine, 56 ans, tous deux séropositifs et rescapés de la génération sacrifiée et même de la génération grand-frère ont témoigné l’ année dernière à la conférence de presse du 28 novembre 2008.

Bader : J’ai la plupart de mes amis de ma génération qui sont tombés comme des mouches, un par un. Certains d’overdose, mais la plupart, c’est à cause de la maladie. C’est la génération sacrifiée.

Catherine : Oui, c’est la génération sacrifiée parce qu’ils sont beaucoup morts suite à l’inconscience politique de l’ époque. Il n’y avait pas de vente de matériel stérile alors qu’ on le savait pertinemment. A cette époque, j’étais en prison et on nous demandait notre sang. Donc, les dommages collatéraux de la génération sacrifiée, c’était le Viêt-Nam pour tous ceux qui y ont laissé leur vie. C’était comme si on était en état de guerre !

Reda : Il y a aussi un témoignage de Yoyo, qui est une sorte de revenant. Il a quitté la France au début des années 80 pour revenir dans les années 2000. Il pensait être passé entre les gouttes de l’ épidémie mais il s’est rendu compte en 2000, lorsqu’ il s’ est retrouvé à l’ hôpital d’ Alger, que lui aussi n’ avait pas été épargné.

Yoyo : Je pensais être sorti de ces années-là. J’ai grandi en France et les années 80 ont été une sorte d’apogée car j’avais 20 ans à l’époque. Malheureusement, mon passé m’ a rattrapé. Aujourd’hui, je suis en France et mon combat pour l’ instant, c’est une autre maladie, c’est mon hépatite. Je combat surtout le traitement car il est dur et j’essaie de rester serein mais ce n’est pas facile. Toute cette expérience-là, c’est celle du Woodstock des années 80 mais ça a laissé des séquelles. Génération sacrifiée est le terme qui décrit exactement cette période-là pour nous. Il y avait beaucoup de laxisme à l’époque mais il y avait aussi les squats, l’ héroïne...

Reda : Qui est responsable de cette catastrophe ?

Yoyo : Tout le monde est un peu responsable. On ne m’ a pas forcé à y aller mais d’un autre côté, la police ne faisait rien pour arrêter ça. Le système s’ engendre lui-même. On prend le mêmes et on recommence. On change juste les dénominateurs mais c’ est toujours les blacks, les beurs, c’est toujours les mêmes qui trinquent.

Reda : La question de la responsabilité est importante. Mais là, on aborde les conséquences. Michel Kokoreff, comment ça se fait que l’ héroïne arrive dans les cités, dans les quartiers ? Quand et comment ? Et qui est responsable ? Est-ce qu’ il y a eu de gens, des acteurs qui, dans les prémisses de la génération sacrifiée, ont placé des éléments qui ont été à l’origine de cette catastrophe ? Qu’est-ce que l’ histoire du trafic peut nous apprendre ?

Michel Kokoreff : On ne peut raconter toute l’histoire de l’ héroïne en France mais on sait qu’ il y a eu un basculement à la fin des années 60. Jusqu’ alors, elle était peu présente hormis quelques milieux très fermés comme les médecins par exemple. A partir de la fin des années 70, l’ héroïne se diffuse aussi dans des milieux assez circonscrits mais peut-être que le phénomène majeur, c’est que la drogue en général et l ’héroïne en particulier apparaissent et vont se diffuser dans les milieux populaires qui étaient jusqu’alors assez sauvegardés. Je date entre 1972 et 1974 l’ apparition de l’héroïne en région parisienne, ce qui de façon étrange correspond à la fin de ce que l’ on a appelé la French Connexion, cette filière qui transformait le pavot en héroïne dans des laboratoires situés dans les banlieues marseillaises avant de l’ acheminer vers le marché américain sans qu’elle rentre véritablement vers le territoire national. Donc, le moment où la French Connexion a été démantelé, en particulier par le FBI, on voit apparaître petit à petit et de plus en plus l’héroïne dans les milieux artistiques et plutôt prolétaires. La coïncidence est troublante.

Reda : Sur quoi vous vous appuyez pour reconstituer cette histoire ? Ce n’est pourtant pas une histoire écrite.

Michel Kokoreff : Ce n’ est pas une histoire écrite. On sait assez peu de choses sur cette période-là et c’est aussi cela, la génération sacrifiée. On n’ en parle pas. Il y a un espèce de déni de la réalité et quand on en parle, on dramatise. Pour le gouvernement de gauche des années 80, parler de l’héroïne ou parler du sida c’est faire le jeu du Front National. Là, on est en train de monter un projet de recherche pour essayer d’avoir une meilleure connaissance de l’intérieur de cette histoire en s’appuyant sur des témoignages de ceux qui sont les survivants de cette période. Il y en a pas tant que ça mais il y en a quand même. Sur la question de la responsabilité, je pense qu’ il y a deux choses qui jouent. D’un côté, l’ héroïne, on ne connaît pas, les parents n’ont pas l’ expérience de la drogue en général et de l’ héroïne en particulier. Ils peuvent éventuellement avoir bu le samedi soir et là, il y a une socialisation qui peut s’ effectuer avec les nouvelles générations. Mais personne ne connaissait l’ héroïne, y compris les usagers. J’ ai interrogé ces personnes et elles ne savaient même ce que c’ était que le manque. Cette méconnaissance a largement contribué à la diffusion de pratiques à risques. Mais d’ un autre côté, au niveau de l’état et du pouvoir public, il y a aussi un déficit de la culture de la santé publique en France qui est dramatique. On en voit les symptômes avec la grippe A aujourd’hui. Cette absence de pragmatisme à prendre en compte les phénomènes sans être dans la guerre contre la drogue, ça a aussi contribué à ce silence dont on parlait tout à l’heure et à cette catastrophe. C’est pas forcément les pouvoirs publics ou les usagers qui sont responsables mais il y a eu un contexte qui a favorisé la diffusion de pratiques à risques.

Reda : Quand et comment l’ héroïne arrive si elle n’était pas diffusée dans les quartiers populaires avant ? Là, on parle de trafic et donc de trafiquants et de criminalité. Qui était en mesure de décider où et comment orienter le trafic ?

Michel Kokoreff : On sait assez peu de choses là-dessus. Une de mes hypothèses est que c’est le milieu du grand banditisme qui organise la distribution de l’ héroïne en France et pas des petits qui vont chercher des valises en Thaïlande et qui commencent à revendre pour s’auto-financer ou essayer de s’enrichir. On sait peu de choses et c’est ça qui est assez troublant. Au regard des dommages, qu’ il y ait une volonté de savoir un peu plus importante serait le bienvenu. Hors, quand on propose un projet sur le trafic, on est recalé. Quand on commence à s’intéresser au rôle des organisations criminelles et éventuellement aux collusions existantes avec certains personnages, c’est sulfureux. On ne veut pas savoir.

Reda : Est-ce qu’ il y a des personnalités politiques qui ont ou qui auraient été en position pour avoir une influence sur les décisions prises pour orienter l’ héroïne vers le marché intérieur et en particulier vers les cités ? En ré gion parisienne, là où les gens vont pour la première fois acheter de l’ héroïne, c’est dans les Hauts-de-Seine. Est-ce le fruit du hasard ou est-ce lié à une conjoncture politique ?

Michel Kokoreff : Il n’y a pas d’influence direct. Par contre, on ne peut pas exclure le fait que le trafic s’ est développé parce que certains ont fermé les yeux. Des deals ont été passés avec la sphère la sphère politique, la sphère policière et la sphère criminelle. Mais ça ne veut pas dire que l’ ancien président des Hauts-de-Seine était mouillé dans le trafic. Pour autant, cela ne pouvait pas se faire sans fermer les yeux. Il y a beaucoup de gens qui se demandent pourquoi la police rentre dans nos cités, passe mais ne s’arrête pas. Ce genre de phénomène est un peu troublant car ça ne peut que contribuer à véhiculer des représentations sur la corruption des uns et des autres.

Reda : A Los Angeles, dans la communauté noire, on parle de théorie du complot, de l’ arrivée du crack par la CIA, le gouvernement américain et les politiques locales. C’est très difficile de démêler le vrai du faux, de savoir ce qui relève de la paranoïa ou d’ une politique de laisser-faire. Néanmoins, est-ce qu’ il y a un parallèle à faire ?

Michel Kokoreff : Bien sûr. Il y a un livre de Mike Davis qui en parle très bien et qui montre bien qu’ il y a eu une stratégie de criminalisation des milieux populaires et en particulier des militants des droits civiques. Mais l’ héroïne n’ a pas touché que les quartiers mais c’ est peut-être là où elle a fait le plus de ravage. L’ héroïne dans les quartiers, c’est un peu comme l’alcool dans les réserves d’indiens. On leur balance la came, ils s’auto-détruisent, on sait où ils sont et en même temps, ils ne revendiquent pas leurs droits. Pour l instant, on est au stade des hypothèses mais on doit creuser en s’ appuyant sur les témoignages de gens qui ont vécu toute cette période-là, en essayant de les convaincre de parler. C’est difficile car c’ est douloureux. C’ est aussi compliqué car les acteurs sont éventuellement encore en place. Mais c’ est très important parce que ça permet de comprendre le blocage qu’ il peut y avoir par exemple sur la diffusion de la cocaïne dans les quartiers qui est importante aujourd’ hui mais sur laquelle on ne sait rien au niveau des nouvelles générations. On peut supposer que si encore une fois, il y a un black-out et une invisibilité sur la diffusion de la cocaïne et sur les pratiques à risques n’ est pas sans lien avec ce qui s’ est passé dans les années 80.

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