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Sang contaminé | Tunisie

Sang contaminé exporté de France en Tunisie : VIH sur ordonnance

15 décembre 2002 (Jeune Chambre Internationale - Afrique à Paris (JCI-AP))

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par SAMY GHORBAL, ENVOYÉ SPÉCIAL À TUNIS

Des dizaines de malades, hémophiles ou transfusés, ont contracté le sida après avoir reçu des produits fabriqués par le laboratoire français Mérieux. Enquête sur un scandale aux ramifications internationales.

L’Institut Mérieux a-t-il sciemment exporté vers la Tunisie des dérivés de produits sanguins contaminés ? La famille d’Abdelkader Fradi, un jeune hémophile tunisien mort du sida le 3 juin 1989, en est convaincue. Elle a déposé, le 5 novembre, une plainte contre X pour « empoisonnement » auprès du doyen des juges d’instruction du tribunal de grande instance de Paris. Selon Me François Honnorat, l’avocat des parents de la victime, un juge d’instruction devrait bientôt être désigné : « La plainte sera déclarée recevable.

Et, une fois les questions préliminaires réglées – la fixation et le règlement d’une consignation pénale –, l’action publique se mettra en mouvement. »

Cette plainte constitue l’ultime rebondissement d’une douloureuse affaire, remontant au milieu des années quatre-vingt et révélée en 1992 par les autorités tunisiennes. Une affaire que tout le monde croyait enterrée et qui, en refaisant surface, donne des sueurs froides à Aventis Pasteur, le groupe issu de la fusion, en 1999, des groupes Rhône-Poulenc (qui avait absorbé Pasteur Mérieux Connaught en 1994) et Hoechst.

En novembre 1985, la Tunisie reçoit un envoi de dix à seize flacons de fractions plasmatiques anticoagulantes (destinées principalement aux hémophiles). Le lot est infecté. Le 1er octobre 1985, un arrêté ministériel français met fin à la distribution de ces fractions plasmatiques à cause d’un risque élevé de transmission du sida. Une mesure dont la portée se limite au territoire français et que l’Institut Mérieux, qui exportait la totalité de sa production, s’est bien gardé d’appliquer immédiatement, écoulant son reliquat de lots dangereux auprès de ses clients : la Grèce, la Libye, l’Égypte, l’Irak, le Bénin, et, dans des proportions moindres, la Tunisie. Ce n’est que le 7 janvier 1986 que Mérieux sollicitera et obtiendra l’autorisation d’exporter des produits rendus inoffensifs par le chauffage. On ignore le nombre d’hémophiles contaminés entre-temps, le drame se poursuivant en silence dans certains pays. Car ces produits de longue conservation (trente mois) ont pu être administrés à d’autres malades une, voire deux années après le dernier envoi. Les clients – souvent des pays pauvres qui travaillaient en toute confiance avec leur prestigieux partenaire français – n’ont été avertis à aucun moment par Mérieux de la dangerosité des lots réceptionnés. La logique industrielle a pris le pas sur l’éthique médicale, pour le plus grand malheur des victimes, affligées d’un mal incurable à l’époque, et vouées à une mort quasi certaine.

En 1976, la réorganisation administrative du système de la transfusion sanguine fait perdre à l’Institut Mérieux la possibilité de collecter du sang et du plasma dans l’Hexagone. Et lui fait aussi perdre le droit de commercialiser, en France, dérivés sanguins et fractions plasmatiques anticoagulantes. Mérieux a donc commencé à importer du plasma. Le plasma servait à titre principal à la fabrication de vaccins – l’activité historique du groupe –, et les composants qui n’étaient pas utilisés pour les vaccins ont été transformés en fractions anticoagulantes, vendues à l’étranger. Le traitement selon des procédés industriels s’effectuait bien en France, mais, et ce « détail » a son importance, le sang était collecté aux États-Unis. Ce pays a été le premier touché, au début des années quatre-vingt, par le sida. La collecte des plasmas, on le comprendra malheureusement ensuite, était loin d’être sans risque : le sang n’étant pas destiné à une transfusion, les poches sont mélangées entre elles avant d’être « centrifugées » dans des cuves pour séparer les différents composants. Il suffit d’un seul donneur séropositif pour contaminer l’ensemble d’une cuve. Dès la seconde moitié de l’année 1984, les industriels américains tentent de se prémunir contre le risque d’une contamination à grande échelle qui les exposerait à des poursuites judiciaires ruineuses. « Les tribunaux américains sont impitoyables, explique Me François Honnorat. Leur approche des dommages-intérêts est très différente de celle des Français. La notion de punitive damages est très dissuasive : c’est une sanction pécuniaire qui n’a pas vocation à réparer le préjudice subi par le plaignant, mais à pénaliser l’entreprise n’ayant pas garanti le meilleur niveau de sécurité des produits. » Par précaution, certains industriels commencent à chauffer les fractions, pensant, à raison, même si cela n’était pas prouvé à l’époque, que cette technique pouvait protéger du VIH (virus d’immunodéficience humaine). Les premiers tests font leur apparition et sont immédiatement adoptés par la majorité des centres de collecte. À compter de mars 1985, l’étiquetage des produits finis (les fractions plasmatiques) distribués sur le territoire américain devient obligatoire. Les lots de plasmas dont les donneurs avaient été dépistés doivent être signalés. Les industriels d’outre-Atlantique se détournent des autres lots, qui présentaient un niveau de sécurité inférieur. Comme plus personne aux États-Unis n’en voulait, ils sont écoulés à des prix défiant toute concurrence sur le marché international. Une aubaine pour un laboratoire comme Mérieux, qui en a profité pour augmenter les marges de ses vaccins et de ses anticoagulants. Alain Mérieux, dans une interview au quotidien Le Monde en 1992, reconnaît que les produits dont l’utilisation a continué jusqu’en novembre 1985 n’étaient ni chauffés ni testés. « Or, affirme François Honnorat, tous les grands industriels travaillant, à l’instar de Mérieux, dans le domaine des fractions savaient, dès novembre 1984, l’efficacité de la technique du chauffage vis-à-vis du VIH. Pourtant, cette firme a continué à exporter ses produits dangereux jusqu’en novembre 1985, et elle s’est abstenue de rappeler, pour les détruire, les lots suspects qu’elle avait expédiés à ses clients. Si elle avait au moins daigné informer la Pharmacie centrale de Tunisie, le jeune Fradi, qui a reçu du Facteur VIII Mérieux en janvier 1986, à l’hôpital de Sousse, serait peut-être encore en vie. » Les fractions plasmatiques utilisées en Tunisie pour le traitement de l’hémophilie et des troubles de la coagulation étaient – et sont toujours – importées par la Pharmacie centrale. Ce sont elles qui ont contaminé une centaine de patients. Et pas seulement des hémophiles : des opérés et des femmes en couche ont aussi contracté la maladie. Car, à chaque fois que se produisait une hémorragie importante, les médecins, en plus de la transfusion classique, injectaient « par acquis de conscience » du PPSB, un dérivé sanguin importé aux effets anticoagulants recherchés. Le gros des contaminations s’est produit entre 1982 et 1984, à un moment où les connaissances sur le sida et ses modes de transmission étaient très limitées [1]. Les produits venaient de France – donc de Mérieux. Aucune faute ne peut être retenue s’agissant de cette période. Cela ne signifie pas pour autant que les victimes n’ont droit à aucune indemnisation. L’industriel est dans l’obligation de garantir ses produits, et de réparer s’ils sont défectueux. À partir de 1984, le pays change de fournisseur et s’approvisionne auprès du laboratoire autrichien Immuno. Heureux concours de circonstances : les Autrichiens, avant même de nouer des relations commerciales avec la Tunisie, chauffaient les fractions pour empêcher la transmission de l’hépatite. Immuno ne peut en aucun cas être incriminé. Mais, pour des raisons qui restent aujourd’hui encore obscures, un petit lot de flacons de Facteur VIII Mérieux – sans doute un reliquat d’une commande ancienne – arrive en Tunisie en novembre 1985. Il est distribué dans la région du Sahel par l’hôpital de Sousse. Ce lot de produits non chauffés issu de collectes de sang non testé est infecté. Courant 1985, des médecins tunisiens, alertés par les rumeurs inquiétantes qui agitaient une partie de la communauté scientifique internationale, commencent à se poser des questions. Radhia Kastalli était responsable du laboratoire d’hématologie et de la banque du sang de l’hôpital Habib-Thameur de Tunis : « Notre service de chirurgie vasculaire faisait une grosse consommation de sang. Pour faire face à la pénurie chronique (voir encadré p. 41), l’hôpital avait passé un accord avec le ministère de l’Intérieur et collectait le sang dans les prisons. Quand nos confrères français ont commencé à évoquer la notion de population à risque, j’ai pris peur, car les détenus constituaient précisément le cœur de cette population. J’ai écrit à des amis qui travaillaient au Centre national de transfusion sanguine (CNTS) français pour leur demander s’ils pouvaient me procurer des kits de dépistage, hors de prix à l’époque. Dans un premier temps, j’ai reçu de Paris un échantillon de 100 tests, j’ai donc testé autant de donneurs. Zéro séropositif. Quand j’ai reçu, du centre de Rennes, 500 tests supplémentaires, j’ai procédé à des investigations plus larges, toujours dans les prisons, pour être complètement rassurée. Je l’ai été. J’ai gardé une centaine de tests pour les hémophiles, les déficitaires en facteurs et les polytransfusés, et j’ai fait une découverte terrible : 60 séropositifs. C’était au début de 1986, en février. Comme les donneurs étaient sains, la conclusion coulait de source : les fractions plasmatiques importées étaient le vecteur de la contamination. J’ai écrit immédiatement à Souad Yaacoubi, la ministre de la Santé, pour l’avertir, et elle a suspendu les importations dans la journée. »

Pour faire face aux besoins, du cryoprécipité (du plasma enrichi en facteur anticoagulant) est préparé en Tunisie, de manière à limiter le recours aux produits dangereux, et les importations de produits non substituables continuent avec les seuls Autrichiens. Les autorités prennent les mesures nécessaires en réagissant immédiatement, mais choisissent de ne pas ébruiter l’affaire. Les raisons invoquées prêtent à sourire : ne pas effrayer l’opinion et ne pas… nuire au tourisme ! Quand les malades se présentent, le personnel médical diagnostique rapidement le sida, mais n’avertit pas systématiquement les victimes. À quoi bon, pensait-t-on à l’époque, puisque l’infection est incurable… Les familles assistent sans comprendre à l’agonie des malades du sida. La mort d’Abdelkader Fradi est attribuée à une hémorragie cérébrale… En 1992, c’est le coup de théâtre : les autorités tunisiennes révèlent publiquement le scandale, et accusent Mérieux. Des journalistes commencent à enquêter. Le nom de la famille Fradi est jeté en pâture, et c’est une équipe de TF1 qui apprend à des parents déboussolés que leur fils est mort du sida. La machine s’emballe. Mérieux avoue à demi-mots sa responsabilité en invoquant la fatalité. Des émissaires du laboratoire prennent contact avec quelques familles, pour « vérifier des faits et des dates ». Peu de temps après, certaines, peu nombreuses, reçoivent une « compensation » de l’État tunisien. Les Fradi touchent 30 000 dinars (21 700 euros). Pour solde de tout compte ? En droit, ce règlement ne peut être regardé comme une réparation du préjudice ou une transaction à l’amiable, car aucune convention n’a été signée avec le laboratoire fautif. Il n’éteint pas d’éventuelles poursuites. D’autres familles n’ont rien touché. Y a-t-il eu des tractations entre Mérieux et la Tunisie ? Un arrangement s’est-il conclu sur le dos des victimes ? Mystère.

En 1996, l’affaire revient dans l’actualité. Le ministre tunisien de la Santé tire à boulets rouges sur la France. Sur le fond, rien de nouveau. Mais les relations avec l’ancienne puissance « protectrice » ont viré à l’aigre, la gestion par Tunis du dossier des droits de l’homme ayant été très critiquée. En remettant l’histoire des produits Mérieux sur le tapis, la Tunisie a-t-elle voulu inviter ses détracteurs malintentionnés à balayer devant leur porte ? Rien ne permet de l’affirmer. Inversement, rien ne permet d’infirmer cette thèse. La poussée d’urticaire est sans lendemain. La douloureuse histoire de la contamination des hémophiles par le VIH retombe prestement dans l’oubli. Des enquêtes sont diligentées au moment de la révélation du scandale. Pharmaciens et médecins sont auditionnés. Ils attendent toujours la publication des conclusions. Les victimes ou leurs ayants droit, désemparés, ne peuvent pas faire grand-chose contre Mérieux si leurs démarches ne sont pas appuyées par l’État. Or même leurs demandes d’éclaircissement, nécessaires à la constitution d’un dossier, se heurtent jusqu’à présent au silence de l’administration. En octobre 2001, la famille Fradi a la douleur de perdre un deuxième de ses enfants, Edili, mort lui aussi du sida, douze ans après son frère Abdelkader. Les deux sœurs de Joséphine, la mère française des victimes, ont également donné naissance à des hémophiles. Le cas d’un des neveux, contaminé en France, a été défendu par François Honnorat. La branche tunisienne de la famille souhaitait depuis longtemps attaquer les laboratoires devant la justice française, mais les documents en sa possession ne lui permettent pas d’envisager une issue favorable à une action. Après une série de demandes infructueuses, les parents d’Abdelkader ont cependant réussi à récupérer récemment la liste des produits administrés à l’hôpital de Sousse en 1986. Un coup de pouce du destin ? En tout cas, la procédure est lancée, et elle pourrait marquer le point de départ, en Tunisie comme ailleurs, d’une mobilisation des victimes. Qui a prétendu que l’affaire Mérieux était classée ?

Notes

[1] Le virus a été « découvert » en 1983 par les équipes des professeurs Gallo (États-Unis) et Montagnier (France) ; auparavant, il était décrit sous la forme d’un mystérieux « cancer des homosexuels » sévissant surtout à San Francisco…