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Bulgarie | Libye | Sang contaminé

Boucs émissaires du sida libyen

2 juin 2005 (Libération)

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En prison depuis plus de six ans, cinq infirmières bulgares et un médecin palestinien attendent leur exécution, accusés d’avoir sciemment inoculé le VIH à 430 enfants. Enquête en Libye, où le pouvoir compte, pour les libérer, sur une compensation financière.

Par Christophe BOLTANSKI

Tripoli, Benghazi envoyé spécial

Le docteur Zdravko Gueroguiev aide les diplomates à transporter des cartons remplis de livres et de nourriture. Dans quelques heures, son épouse, Kristiana, et ses cinq codétenues les recevront. « Nous leur envoyons des vivres régulièrement. » Quand il raconte son histoire, il perd le souffle et tire nerveusement sur sa cigarette qu’il tient du bout des doigts. Depuis un an, il campe dans l’ambassade de son pays, la Bulgarie, avec l’interdiction de quitter le territoire libyen. A l’autre bout de la ville, sa femme attend dans un couloir de la mort. Les Libyens considèrent Kristiana Valtcheva comme l’âme d’un complot démoniaque. Dans les caricatures, elle apparaît sous les traits d’un squelette en blouse blanche, une seringue géante à la main, un bébé hurlant dans les bras. Elle est détenue en Libye depuis 1999 avec un médecin palestinien Ashraf Jum’a et quatre autres infirmières bulgares, Nasya Nenova, Valentina Matolova, Valya Chervenyaska, Ivanova Dimotrova. Le 6 mai 2004, un tribunal les a reconnus coupables d’avoir sciemment inoculé le sida à 430 enfants, dont 51 sont aujourd’hui décédés. Verdict : le peloton d’exécution.

Electrochocs et aveux sous la torture La chancellerie, avec ses grands lustres et ses murs nus, date de la période communiste quand la Jamahiriya libyenne (littéralement « l’Etat des masses ») accueillait par dizaines de milliers des coopérants du bloc soviétique. Le docteur Gueroguiev et son épouse sont arrivés en 1991, attirés par des salaires dix fois supérieurs. A partir de 1995, il travaille dans le désert, comme médecin auprès d’une société sud-coréenne d’exploration des nappes aquifères. Kristiana est infirmière à Benghazi, la seconde plus grande ville du pays. Le couple mène une vie paisible et confortable quand le 12 février 1999, le Dr Gueroguiev apprend la disparition de son épouse. Six jours plus tard, la police l’arrête. Il est battu, jeté dans un cachot, privé de lumière durant des semaines, affamé, puis tassé dans une cellule minuscule avec d’autres prisonniers, sans pouvoir s’allonger. Parfois, il entend des cris de femmes. Il apprendra plus tard que Kristiana et ses codétenus ont reçu des coups quotidiens, subi des électrochocs et autres sévices. Sous la torture, trois ont avoué les crimes qu’on leur imputait. Les enquêteurs affirment avoir trouvé chez le docteur des flacons de plasma infecté au VIH. « C’était de simples bouteilles que mon patron m’avait demandé de ramener. Elles étaient vides. » Sa femme est accusée d’avoir, par l’entremise du docteur Ashraf, présenté comme son amant, fourni le sang contaminé aux quatre aides-soignantes d’un hôpital pédiatrique pour qu’elles l’inoculent à leurs patients. Après un long black-out, le colonel Kadhafi, Guide de la Libye, dénonce une conspiration. « Qui leur a demandé d’expérimenter les effets du virus sur ces enfants (...) ? Certains disent que c’est la CIA. D’autres le Mossad », déclare-t-il en 2001. Il y a bien une épidémie de sida à Benghazi. Le 2 août 1998, Mohammed emmène son fils se faire soigner à l’hôpital pédiatrique Al-Fatah. « Il souffrait de fortes fièvres et avait mal à l’estomac. Il a dû être transfusé », se souvient cet ingénieur. Dans les semaines qui suivent, une terrible rumeur se répand dans la ville. « On disait qu’il y avait des problèmes à l’hôpital. » Pour avoir le coeur net, il retourne voir les médecins. Son garçon est testé séropositif, ainsi que 400 autres enfants. Le magazine libyen La (« Non »), qui évoque l’affaire, est fermé. Kadhafi a offert une voiture et une maison à chacune des familles touchées sans calmer leur fureur. Dans cette société islamique traditionnelle, le déshonneur ajoute à la peine. « C’est perçu comme une chose sexuelle et sale. Avant, je n’aurai jamais adressé la parole à quelqu’un qui en est atteint », avoue Ramadan Ali el-Fature, le demi-frère d’une victime, Heba, morte à l’âge de 4 ans. A l’école, personne ne veut s’asseoir à côté du fils de Mohammed. « Et des parents ont retiré leurs enfants de la classe. » Même le personnel médical hésite à les traiter. « Si, en voyage dans le pays, on doit aller à l’hôpital, ils mettent aussitôt des gants et nous disent de retourner à Benghazi. »

Un système de santé dans un état déplorableLe mal frappe aussi une ville frondeuse, un foyer d’agitation islamiste dans les années 90, favorisée sous la monarchie et qui depuis se sent délaissée. Lors des premières audiences, les responsables médicaux sont pris à partie et traités de « menteurs ». Les Libyens connaissent l’état déplorable de leur système de santé. Dès qu’ils ont de l’argent, ils partent se faire soigner à l’étranger. « Je suis allé plusieurs fois consulter à Tunis. Ici, je n’ai pas confiance », confie un universitaire. Une enquête conduite à la demande des autorités libyennes par le Français Luc Montagnier, codécouvreur du virus, et l’Italien Vittorio Colizzi, écarte toute action criminelle et conclut à une infection « accidentelle » due à de « mauvaises pratiques de stérilisation ». Au moins 21 enfants ont été touchés dès 1997, avant l’arrivée du personnel bulgare. « Le plus probable est que cette dramatique contamination en chaîne soit partie d’un enfant africain infecté par sa mère à la naissance, et hébergé à l’hôpital », écrit Montagnier.

L’oeuvre « d’espions juifs en guerre contre l’islam »En 2004, les juges de la cour d’appel ignorent son témoignage et ne retiennent qu’un rapport à charge d’experts libyens. La piste de la CIA a été abandonnée. Entretemps, l’Amérique s’est réconciliée avec le bouillant colonel. Les Bulgares et le Palestinien auraient cette fois mené des « expérimentations » pour le compte d’une firme pharmaceutique. Ils ne sont pas moins condamnés à mort. Des officiers ont reconnu les avoir torturés et font l’objet d’un second procès. Qu’importe. Gueroguiev écope, lui, de quatre ans de prison pour un délit qu’il découvre à l’audience : « Trafic de devises. » Après cinq années de détention, il est libre, mais ne peut sortir du pays. « Je ne sais pas qui est responsable. Je veux juste savoir la vérité », déclare Mohammed. D’autres ne partagent pas ses doutes. « Si je rencontre les infirmières, je les tue, proclame Ramadan Ali el-Fature, devenu le porte-parole des familles. Elles voulaient assassiner tous les Libyens. » Et de dénoncer à nouveau l’oeuvre « d’espions juifs en guerre contre l’islam ». Il n’exclut pas cependant un « arrangement » avec l’Union européenne.

Car l’heure est à la diplomatie. A l’aéroport de Tripoli, l’officier de police défile devant les manifestants comme s’il inspectait ses troupes. « Il faut mettre les enfants en tête ! Les enfants en tête ! », répète-t-il. Poussés par des mains adultes, des gamins sortent du cortège, vêtus de leurs vêtements de fête. Les visages pâles, à la fois gonflés et émaciés, ils brandissent des placards accusateurs rédigés dans des langues qu’ils ne comprennent pas, en caractères cyrilliques ou latins. Ils ont parcouru avec leurs parents les 1 000 km qui séparent Benghazi de la capitale pour réclamer vengeance. Des boîtes noires en forme de cercueil ont été disposées sur le trottoir. Des femmes voilées agitent des portraits d’enfants défunts. Aux familles des victimes, s’ajoutent des jeunes à la tête rasée qui avouent appartenir à une « école de police ». Il y a même l’un des officiers accusés de torture sur les infirmières. Tous attendent le président bulgare, Georgui Parvanov, qui, descendu de son avion, reçoit les honneurs de la garde sur le tarmac. Quand il sort du terminal, un cri jaillit de la foule : « Mort, mort à Kristiana ! »

Le prix du sang : 10 millions de dollars par enfantLe président Parvanov et sa suite rejoignent en trombe un palais à l’allure de caserne. Une fois franchi trois murs d’enceinte, flanqués de tourelles et de meurtrières, le convoi débouche sur une immense pelouse où paissent chèvres et chameaux. Comme à son habitude, Mouammar Kadhafi reçoit son hôte dans son théâtre, côté jardin. Un paradis artificiel bâti autour des ruines de son ancienne résidence bombardée par l’aviation américaine en 1986. Coiffé d’une chéchia, enveloppé dans un grand manteau de laine, le Guide trône sous sa tente bédouine. Grâce au sacrifice de ses programmes d’armes de destruction massive, celui que Ronald Reagan appelait « le chien enragé du Proche-Orient » est redevenu un dirigeant courtisé. Chirac, Blair, Berlusconi se sont déjà succédé dans son bivouac. Mais l’affaire du sida menace de gâcher ces retrouvailles. Les Européens, Bulgares en tête, dénoncent une parodie de justice, une tentative pour trouver des « boucs émissaires » faciles à une crise sanitaire. Deux jours plus tôt, la commissaire européenne aux Relations extérieures, Benita Ferrero-Waldner, était elle aussi venue à Tripoli plaider la cause des prisonniers. Le regard perdu dans le vague, Mouammar Kadhafi raconte à Georgui Parvanov qu’il a bien connu son pays « au temps du communisme », surtout son leader, Todor Jivkov. Son invité, gêné, lui rappelle que la Bulgarie a « changé » et a signé « le traité d’adhésion à l’Union européenne ». « Il y a des changements qui ne résistent pas à l’épreuve du temps », lui rétorque le colonel. A la fin de l’entretien, son ministre des Affaires étrangères, Mohammad Abdulrahman Shalgam, explique que personne ne « peut s’ingérer dans une décision de justice », mais suggère une « solution négociée » avec les familles. Un prix du sang. Coïncidence ? Le montant évoqué correspond précisément à celui versé par la Libye aux victimes de l’attentat commis par ses agents contre l’avion de la Panam en 1988 à Lockerbie : 10 millions de dollars par enfant.

Délai de réflexion à la Cour suprêmeLes besoins des malades sont plus immédiats. Ils reposent par quatre dans des chambres décorées avec des personnages de cartoons dans un dispensaire créé spécialement pour eux, à Benghazi. « Nous n’avons pas de spécialiste du VIH », se lamente un médecin. « Ici, on ne peut recevoir que douze patients. Ce n’est pas suffisant », insiste un père. Un autre raconte qu’il dépense 3 000 dollars tous les six mois pour que son enfant aille en Europe recevoir des soins. « Si tu as de l’argent, il vit, sinon, il meurt. » Le pays attend d’abord de l’étranger des experts, des équipements. Au terme de son voyage, le président bulgare n’a obtenu que de pouvoir rencontrer ses ressortissantes dans un bâtiment de police, en présence de leurs gardiennes. Vêtues de chemisiers de couleur, elles sont coiffées avec soin. Kristiana est la seule qui parvient à esquisser un sourire devant les photographes. Il y a encore l’espoir d’un épilogue judiciaire. La Cour suprême doit se prononcer sur un pourvoi en cassation. Trois jours plus tard, avocats et ambassadeurs, entassés dans une petite salle, espèrent enfin connaître sa décision. Tous les Etats de l’UE sont représentés. Après une heure d’attente, le président, Ali el-Allous, débite son texte d’une voix basse, presque inaudible. La cour se donne un nouveau délai de réflexion jusqu’au « 15 novembre ». Les diplomates repartent dépités. « Ils ont mis en marche une machine infernale et ne savent plus comment l’arrêter », estime l’un d’eux. Derrière les grilles, la foule des parents hurle sa colère.