Eric Favereau | France Lert | Homosexualité
France Lert : « Le VIH, un risque consenti chez certains homos »
20 juin 2006 (Libération)
France Lert, chercheuse à l’Inserm, analyse les causes du relâchement de la prévention chez les gays.
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Par Eric FAVEREAU
irectrice de recherche à l’Inserm, France Lert travaille depuis des années sur la prévention et le sida. Elle, comme d’autres, a cru que le relâchement de la prévention chez les gays était conjoncturel, lié à une certaine lassitude devant le préservatif. A la vue des dernières études, elle évoque une autre hypothèse : la constitution d’une nouvelle sexualité où il y aurait un « consentement au risque ». Elle constate, en tout cas, que les campagnes de prévention n’ont plus de prise sur les pratiques.
Faut-il s’étonner du maintien à un niveau élevé de pratiques à risque chez les gays, comme le montrent à nouveau les dernières études ?
Depuis de nombreuses années toutes les enquêtes le montrent, que ce soit en France ou dans d’autres pays , on a le sentiment d’être face à l’installation d’un nouveau type de comportements, ou plus exactement d’une sexualité gay qui a retrouvé un modèle. Avec, entre autres, un recours de plus en plus fréquent à des partenaires occasionnels, avec lesquels l’usage du préservatif a diminué. Cette étude le confirme, et montre que les programmes actuels de prévention en direction des gays se révèlent impuissants à renverser les pratiques. Elles n’ont plus d’impact, et c’est somme toute logique, dans la mesure où c’est la sexualité elle-même qui s’est transformée.
C’est-à-dire ?
Schématiquement, il y a eu les années 80 où le sida a profondément modifié les pratiques, installant fortement des attitudes de prévention. Depuis près de dix ans, une série d’indices s’accumulent. Ainsi, le nombre de partenaires a remonté et continue d’augmenter. Dans les lieux de rencontre, il y a plus de dix ans, les pratiques oro-génitales étaient très importantes, maintenant il y a de plus en plus de pénétrations anales. Enfin, l’augmentation du nombre d’hommes vivant en couple s’est stabilisée. Mais, surtout, l’idée qu’il y aurait une homogénéisation de la vie sexuelle dans les couples avec une diminution de prises de risque ne s’est pas confirmée. D’autant que ce sont des couples de moins longue durée. Le modèle de la conjugalité comme une des réponses au VIH a ses limites.
Comment expliquer cette prise de risque ?
D’abord, essayer de comprendre : tout le monde sait qu’il y a beaucoup de séropositifs dans les lieux de rencontre. De ce fait, y aller et ne pas se protéger devant un partenaire occasionnel, ce n’est plus un simple accident. Cela renvoie de plus en plus à un sentiment de risque accepté. Ou ce que j’appellerais un consentement au risque. Dans l’enquête que nous avons menée sur les séropositifs, on voit que la majorité des prises de risque sont vécues en toute connaissance de cause. Comme si le risque face au VIH était perçu de plus en plus comme un danger parmi d’autres. Et assumé en tant que tel. Peut-être pour vivre comme tout le monde.
Certes, mais pourquoi les campagnes de prévention ne marchent-elles plus ?
Pour la bonne raison que chez une partie des gays, ce risque est intégré à leur vie. Or les campagnes de prévention ne peuvent rester qu’extérieures : elles ne s’autoriseront jamais à entrer dans l’intime, à aborder ainsi la question du nombre de partenaires, la question de la fidélité, du dialogue dans le couple. Elles ne s’y autoriseront pas, parce que cela serait ressenti comme une immixtion dans la vie privée, avec en plus quelque chose de moralisant. De plus, dans une vie sexuelle où l’on a un grand nombre de partenaires, il est très difficile d’appliquer de façon stricte la prévention. Parce qu’à chaque fois il faut tout recommencer. Dans ce modèle de risque consenti, c’est un peu chacun pour soi .
Quant aux couples gays, on est resté dans l’idée que la sexualité et le dialogue allaient de soi. Or, les enquêtes le montrent, beaucoup d’hommes vivent en couple sans connaître le statut de leur partenaire, beaucoup ne parlent pas de leurs aventures. Il y aurait à réfléchir à toutes ces questions. Que se passe-t-il à l’intérieur du couple ? Quid des rapports de pouvoir dans le couple gay ? Mais qui peut les aborder ? Comme je le disais, les pouvoirs publics n’osent pas s’avancer sur le terrain de la vie privée. Et ils n’ont pas la légitimité. Les associations gays, alors ? La presse ?
Que faire aujourd’hui ?
Il y a des choses sur lesquelles on peut travailler, lorsque l’on note par exemple que les jeunes gays les moins diplômés sont ceux qui se protègent le moins. Dans la prévention des jeunes hétéros, on a fait des campagnes, en essayant de leur apprendre à négocier la prévention. Un quart des jeunes garçons vont avoir leur première relation sexuelle avec un homme âgé de plus de dix ans qu’eux, ce n’est pas anodin. Il faut qu’ils puissent en parler, s’y préparer.
Un inquiétant « baromètre gay »
Nul ne peut plus nier la situation : « La proportion d’hommes ayant au moins un rapport anal non protégé avec un partenaire occasionnel lors des 12 derniers mois n’a cessé de progresser depuis la fin des années 90, pour atteindre environ 35 %, que ce soit dans l’enquête presse gay en 2004 ou le baromètre gay en 2005 », explique Jean-Claude Desenclos, directeur du département des maladies infectieuses de l’Institut de veille sanitaire. Il l’écrit dans le Bulletin épidémiologique hebdomadaire(BEH), qui paraît ce matin.
Cette information confirme que la prise de risque n’est plus un phénomène passager, et concerne une partie importante de la communauté gay. « Cette proportion, poursuit Jean Claude Desenclos, est plus élevée quand la personne déclare être séropositive pour le VIH ou ne plus être sûre d’être toujours séronégative. Outre les backrooms, il apparaît que la fréquentation des sites de rencontre internet est un marqueur de comportements à risque important, ces modes de rencontre étant associés à une augmentation des rapports anaux non protégés avec des partenaires occasionnels. »
Et il ajoute : « La consommation de produits psychoactifs a été évaluée. Elle apparaît importante. » Les résultats du « baromètre gay 2005 » (enquête auprès des hommes fréquentant des lieux de rencontre gays franciliens) sont très inquiétants : « Parmi les répondants, 89 % ont eu au moins un partenaire occasionnel dans l’année ; plus de la moitié des répondants (54 %) ont déclaré plus de 10 partenaires.
Dans les 12 derniers mois, parmi ceux pratiquant la fellation, 57 % déclarent n’avoir jamais de préservatif. Parmi ceux déclarant au moins une pénétration anale avec des partenaires occasionnels, 35 % n’ont pas utilisé de préservatif au moins une fois. »
Mais nul ne peut dire que ces prises de risque se traduisent par une hausse automatique des contaminations. Même si les chiffres montrent une progression du pourcentage des gays dans les nouveaux cas de séropositivité. Ce relâchement de la prévention ne concerne pas que les homos. Mais les enquêtes manquent sur les hétérosexuels.