Chiffres du sida | Didier Fassin
Migrants et VIH : repartir des réalités épidémiologiques et sociologiques
27 mai 2005 (Quotidien du Médecin)
Parmi les nouveaux cas de sida, les immigrés sont désormais les plus nombreux. Les enquêtes montrent qu’ils sont aussi les plus tardivement reconnus et les moins activement traités. Dans ce contexte, il apparaît urgent de « mettre en œuvre des outils pour penser et pour agir » - et notamment « penser autrement la relation entre immigration et sida ».
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C’EST A UN PLAIDOYER que s’est livré Didier Fassin à l’occasion de la 9e Journée annuelle GlaxoSmithKline - Avancées VIH, sur le thème « Migrants et VIH ». Invité à intervenir sur le sujet des politiques de migration en France, l’anthropologue, sociologue et médecin a dénoncé « deux décennies de silence et d’inaction » avant de plaider pour des politiques enfin construites « à partir d’une connaissance des réalités plutôt que sur des présupposés et parfois des préjugés ».
A l’instar de la délinquance ou du chômage, que l’immigré est toujours susceptible d’être soupçonné de « propager », « la menace pathogène vient s’ancrer dans des populations présupposées dangereuses ou déjà déclarées indésirables », explique Didier Fassin. « Le sida, parce qu’il s’est d’emblée inscrit dans le double registre de la transgression (sexuelle) et de l’agression (par l’autre), s’est révélé une illustration remarquablement efficace de cette représentation d’une liaison dangereuse entre épidémie et immigration. » Ainsi, aux Etats-Unis, on a stigmatisé les Haïtiens ; en Russie, des Africains malades du sida ont été expulsés ; en Europe, certains pays ont sélectionné les étudiants étrangers en fonction de leur statut sérologique...
En France, « le souci légitime d’éviter les amalgames se doublait d’une cécité particulière à l’endroit de la question immigrée », estime Didier Fassin. « L’immigration est en effet depuis vingt ans le point aveugle des politiques françaises de lutte contre le sida - et, du reste, aussi des programmes scientifiques. » Certes, les pouvoirs publics ne voulaient pas stigmatiser les populations étrangères pour éviter les dérives racistes, mais à cette justification s’ajoutent deux explications sociologiques. « La première tient à l’ambiguïté de la politique française en matière d’immigration, historiquement prise entre des principes d’égalité républicaine affirmés et des réalités de discrimination raciale occultées (...) La seconde concerne la structuration du champ associatif autour du sida. » A la différence des homosexuels et des hémophiles, qui ont pu défendre dans l’espace public leurs droits et leurs attentes, les immigrés ne se sentaient pas en position de faire valoir les leurs et se sont peu mobilisés sur une question qui les renvoyait « à leur dangerosité et à leur indésirabilité ».
En finir avec les visions naturalistes et culturalistes.
Depuis quelques années cependant, la situation a évolué : alors que, parmi les nouveaux cas de sida, les immigrés sont devenus les plus nombreux, le ministère de la Santé, tout comme les associations, commencent à en tenir compte, et l’Agence nationale de recherche sur le sida en a fait l’une de ses priorités scientifiques. « Dans ce nouveau paysage (...), il devient plus impérieux que jamais de mettre en œuvre des outils pour penser et pour agir. Ce qui suppose de tirer quelques leçons de l’expérience acquise au cours des vingt dernières années », estime Didier Fassin, qui en retient trois.
Première leçon : parce que la « question immigrée » s’est radicalement transformée (proportion importante de sans papiers, dont beaucoup sont d’anciens réguliers ; marginalisation des étrangers en situation régulière, discrimination vis à vis des « jeunes issus de l’immigration »), « il faut un autre vocabulaire, d’autres images et peut-être aussi d’autres outils pour saisir des phénomènes que le terme même d’immigration risque de rendre opaques », estime Didier Fassin.
Deuxième leçon : à une vision naturaliste de la maladie, il faut substituer « une lecture résolument sociale, attentive aux conditions de vie des personnes immigrées, à leurs difficultés quotidiennes d’accès aux ressources que sont le travail ou le logement, la protection sociale et les soins médicaux (...) Les conditions concrètes d’existence de la personne infectée et d’accès pour elle à un dépistage ou à un traitement sont étroitement liées aux politiques en matière d’immigration (...) : plus elles seront contraignantes et plus les pratiques de recours aux soins seront difficiles et imprévisibles (...par simple conséquence logique des menaces perçues). »
Troisième leçon : « Les conduites des immigrés, notamment africains, en matière de prise de risque, de comportements préventifs, d’itinéraires thérapeutiques et plus généralement de rapport à la maladie et à la société, doivent être interprétés en fonction de leur expérience concrète et quotidienne du monde, et non selon des approches culturalistes (être sans papiers ou sans ressources se révèle souvent bien plus opératoire dans les régimes explicatifs que d’être peul ou lari, musulman ou animiste). »
L’autre comme un soi-même.
« Penser de cette façon est une nécessité politique, du point de vue de l’efficacité des programmes de prévention ou de soins, et du point de vue de la simple justice, à rebours des préjugés qui ont fait des malades du sida les responsables directs (par leur conduite) ou indirects (par leur culture) d’une réalité qu’ils subissent en raison de leurs conditions d’existence. C’est dire qu’il faut en passer par une politique de la reconnaissance, entendue non pas comme une simple reconnaissance de la différence mais comme une reconnaissance des réalités que vivent les personnes immigrées et leurs enfants, réalités complexes, multiples et souvent plus proches de nous que nous ne sommes prêts à l’admettre. »
« Un quart de siècle après l’identification des premiers cas africains de sida en France, on se prend en effet à espérer que ces principes élémentaires puissent commencer à être entendus ; que le système d’information épidémiologique ne soit pas conçu simplement comme un outil d’enregistrement statistique neutre mais fasse l’objet d’une réflexion interdisciplinaire visant à le rendre mieux apte à saisir la complexité des faits ; que les enquêtes conduites par les institutions chargées de mener les actions d’information et de prévention ne soient pas ciblées sur les seules populations considérées comme exposées, au risque de les stigmatiser davantage et de rendre ultérieurement les programmes encore plus délicats à mener. Il nous faut être prêt à remettre en cause des évidences démenties par les faits et à repartir des réalités épidémiologiques et sociologiques d’aujourd’hui. »
Pour conclure, Didier Fassin a évoqué Paul Ricœur, qui vient de mourir : « Penser soi-même comme un autre, écrivait-il. A l’inverse, il faudrait penser l’autre comme un soi-même. »
Hélène GRILLON