Sida : le grand relâchement
18 avril 2005 (Nouvel Observateur)
Usure des militants, baisse de la vigilance, inconscience collective... Le VIH continue de faire des ravages dans un silence assourdissant. A la veille du Sidaction, il est temps de se ressaisir
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Si vous avez remarqué qu’en 2005 nous vivons sous le signe d’une grande cause nationale et que celle-ci est consacrée au sida, vous êtes vraiment à l’affût de l’actualité. Pour l’instant, le seul moment où l’on en a parlé, c’est lorsque Jean-Pierre Raffarin est allé discrètement se faire dépister, pour l’exemple. Sinon le silence est assourdissant. Jean-Luc Romero, en charge de cette grande cause nationale, président du mouvement Elus contre le Sida, lui-même homosexuel et séropositif, s’en attriste. Il sait qu’il rame à contre-courant. Quand il fait des réunions d’élus sur le sida à Paris ou en province, il n’attire personne, ou presque. Alors qu’il fera salle comble sur l’homoparentalité. « On n’arrive plus à susciter l’intérêt des gens sur cette maladie qui reste une maladie mortelle », dit-il. Même dans les associations homosexuelles, le sujet est quasi tabou. « On se croirait revenu au tout début de l’épidémie », soupire-t-il. Invité chez des amis récemment, il a surpris la maîtresse de maison en train de passer son assiette à la Javel. Chassez un préjugé, il revient au galop. Persuadé que le sida « se soigne aussi par la politique », Romero rêve de voir un élu ou un ministre de la trempe de Michèle Barzach, qui avait lancé en 1987 les premières campagnes de prévention contre la maladie. Dans l’immédiat, il faudra faire avec Douste-Blazy qui, lui, a choisi de se taire.
Il y a pourtant de quoi sonner l’alarme. Car les chiffres ne sont pas bons. Et là, on ne parle pas de ce qui se passe hors de nos frontières, en Afrique ou ailleurs : 40 mil-lions de personnes infectées, 8 000 morts par jour ! Non, les chiffres sont mauvais en France où l’on estime le nombre de porteurs du virus de 100 000 à 150 000 personnes. L’an dernier, on a recensé 6 000 nouveaux cas, dont 2 000 avaient été contaminés il y a moins de six mois. Beaucoup ont découvert qu’ils étaient séropositifs au moment où ils commençaient à présenter des symptômes, voire à être malades. Ce qui signifie qu’entre-temps ils ont pu contaminer leur entourage sans le savoir. Ou sans avoir voulu le savoir.
Dans ces nouveaux cas, presque une moitié de femmes qui viennent majoritairement d’Afrique subsaharienne, constate l’Institut national de Veille sanitaire. Elles découvrent le virus, souvent à l’occasion d’une grossesse, et émigrent aussitôt en France pour se faire soigner - on les comprend - au point que les statisticiens de l’Ined parlent aujourd’hui d’« immigration thérapeutique ». Dans nos départements d’outre-mer, cela va mal. La Guyane est six fois plus touchée que la métropole. C’est à peine mieux en Guadeloupe et en Martinique. Un nouveau cas sur dix provient de l’un de ces trois départements.
La seule amélioration est venue d’où on l’attendait le moins : des toxicomanes. Ceux sur qui on n’aurait pas misé un kopeck en matière de prévention, ceux que l’on disait suicidaires, poussés par un désir de mort, ont cru aux politiques de réduction des risques, d’échanges de seringues, de produits de substitution. En quelques années, la proportion de drogués parmi les nouveaux contaminés a fondu de 30% à 3%.
« Des drogués, je n’en vois plus arriver depuis des années », confirme le docteur Myriam Kirstetter qui soigne depuis vingt ans des porteurs du VIH, dans son cabinet comme à l’hôpital. En revanche, elle voit arriver depuis quelques semaines de nouveaux patients qui l’inquiètent. De jeunes homosexuels qui ont attrapé, en plus du VIH, une hépatite C. « Normalement, explique le docteur Kirstetter, le virus de l’hépatite C ne se transmet qu’assez peu par voie sexuelle. Il passe plutôt par le sang. » Elle y voit le signe que les pratiques sexuelles sont passées à quelque chose de plus traumatique, de plus hard. Elle voit aussi réapparaître, depuis trois ans, des cas de syphilis et des symptômes oubliés tant ils étaient devenus rares. Des infections rectales dues à un agent pathogène sexuel, la chlamydia, que l’on croyait confinées à quelques pays d’Afrique. Elle a même vu des jeunes de 25 ans qui présentaient les quatre affections à la fois. « Je leur demande : mais qu’est-ce que vous fabriquez au juste ? » Elle a alerté l’association Aides pour que celle-ci fasse passer d’urgence des messages dans la communauté gay. Et notamment le classique : protégez-vous !
A Sida Info Service où l’on répertorie les appels anonymes de tous ceux qui ont une inquiétude à propos de leur activité sexuelle (1), on constate bien que la vigilance des Français s’est relâchée, tant chez les hétéros que chez les gays. Mais la proportion d’homosexuels qui avouent au téléphone avoir des comportements à risque est de 25%. C’est énorme, quand on passe sa vie affective et sexuelle dans un milieu qui compte, selon les estimations de l’Institut national de Veille sanitaire, 12,5% de séropositifs et 13,8% de réfractaires au dépistage. Dans une enquête réalisée par le Syndicat national des Entreprises gaies (Sneg) et le ministère de la Santé, 2 400 des 2 971 sondés déclarent avoir eu des partenaires occasionnels au cours de l’année écoulée : 21 en moyenne pour les séronégatifs, 56 pour les séropositifs. Et parmi ces derniers, plus d’un sur deux reconnaît avoir eu des rapports non protégés !
Les digues de la prévention cèdent de toutes parts chez les homosexuels. Tout le monde le sait, tout le monde le dit. A commencer par les militants d’Act Up qui sont à la pointe du combat pour le « tout-capote » depuis quinze ans. « Peut-être qu’on passe pour des vieux cons ? », s’interroge Eric Labbé, le porte-parole de l’association. Les discours patinent : « Les gens qui ont connu les débuts de l’épidémie, ceux qui ont vu mourir leurs copains en ont ras le bol. Le sida, la prévention, ils ne veulent plus en entendre parler. Et les jeunes sont inconscients. Autrefois il suffisait de leur dire : mettez des capotes ou vous allez mourir. Aujourd’hui ils vous répondent que ce n’est pas vrai, qu’on ne meurt plus. » Les associations de lutte contre la maladie (Act Up, Aides) ont vu fondre leurs effectifs militants. Rien à voir avec l’atmosphère épique des débuts de l’épidémie, quand les bénévoles affluaient pour assister les copains qui mouraient. « Il n’y a jamais eu autant d’espoir que quand il n’y en avait pas », se souvient Yves Ferrarini qui dirige Sida Info Service. Aujourd’hui, avec les antiprotéases, on ne meurt plus guère du sida - 500 décès par an quand même - et l’héroïsme n’a plus cours dans les associations. Restent des pros qui font un travail d’assistance sociale et gèrent à longueur de journées des questions de précarité, d’emploi, de logement ou d’assurance, car être séropositif, même si ce n’est plus mortel, ce n’est toujours pas avoir tout à fait les mêmes problèmes que les gens bien portants.
Mais le sida est devenu invisible dans nos sociétés. « Les jeunes gays, ceux qui démarrent leur vie sexuelle, ne connaissent pas de séropositifs. Et les séropositifs ne veulent plus qu’on les identifie comme tels, ils refusent que cela pèse sur leur vie sociale et amoureuse. Ils ne veulent plus être le séropo de service. Alors il n’y a plus de leader pour soulever la question. Personne n’en parle plus », poursuit Yves Ferrarini. Même constat pour Didier Lestrade, journaliste à « Têtu » et fondateur d’Act Up, qu’il a quitté il y a un an : « Les jeunes homos font des tests régulièrement, mais ils ne se protègent pas. Comme s’ils se disaient : le sida va me tomber dessus un jour ou l’autre, alors tant qu’à faire choisissons-le. Ce ne sont pas des barebackers, comme ont pu l’être à leur époque des prosélytes de la relation non protégée comme Guillaume Dustan ou Erik Rémès, l’auteur de "Serial Fucker". Ils veulent surtout pouvoir apprécier en paix le temps présent. Et puis, on leur a donné une image trop rose des médicaments. On ne leur a pas assez dit à quel point ils pouvaient être lourds et emmerdants, à long terme. » Didier Lestrade est un homme en colère, ulcéré de voir que ses vieux copains de lutte, les militants qui ont partagé ses combats, laissent tomber la prévention. « Sans honte ni fierté. Simplement ils n’arrivent plus à se protéger. » Ni à protéger les autres. Il s’emporte contre ceux qui disent : perdu pour perdu, je vais baiser tranquillement. Il vitupère les marchands de sexe, les propriétaires de backrooms où l’on se contamine à qui mieux mieux dans l’obscurité. Paris est la ville qui en compte le plus au monde. Il voudrait qu’on parle clairement de la responsabilité des homos dans la remontée de l’épidémie, écrit de beaux livres (2), se fait beaucoup d’ennemis et s’isole, ce qui ne lui permet guère de se faire entendre.
Il faudrait changer les réflexes, mais ce n’est pas facile. « La vie sexuelle ou amoureuse ne se règle pas avec des mesures simples comme pour la prévention routière, dit Yves Ferrarini, le patron de Sida Info Service. Le premier risque, on le réalise souvent après-coup. Alors on fait un test : négatif. Un jour, on recommence, nouveau test négatif. Et puis, on s’habitue... Ou bien on recherche des protections imaginaires : ce type-là n’est pas malade, il n’a pas la tête à ça. Et s’il l’était, il me le dirait. Ou bien encore, il y a ceux qui se disent : je ne vais pas lui proposer de faire l’amour avec préservatif, je passerais pour une salope ou pour un séropo. » Et c’est ainsi que la protection se délite, disparaît.
Lors de la prochaine Gay Pride en juin, un long silence de trois minutes viendra troubler ce qui était jusqu’à présent un défilé entièrement consacré aux revendications politiques et à la fête. Histoire de rappeler à ceux qui sont trop insouciants que le virus court toujours. Et le Sidaction qui se déroule les 1er, 2 et 3 avril devrait permettre de se souvenir que la barrière la plus efficace contre ce qui reste une terrible maladie, c’est encore, c’est toujours un petit morceau de latex.
Gérard Petitjean