Criminalisation des séropositifs
Une impunité d’exception, par André Sarcq
17 mars 2005 (Le Monde)
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La décision de la cour d’appel de Colmar de confirmer la condamnation à six ans de prison d’un homme coupable d’avoir contaminé par le VIH deux jeunes femmes en leur mentant sur son statut sérologique ouvre un débat dont on ne peut que s’étonner du temps (deux décennies) qu’il aura fallu pour l’imposer en France.
Homosexuel - l’indication n’est pas neutre - victime, au milieu des années 1980, de contamination consciente, je voudrais exposer sur cette forme d’agression biologique un point de vue différent de ceux habituellement diffusés par les médias et toujours issus des mêmes sources (les associations, les penseurs des sexualités et les membres du corps médical).
Je parle de contamination consciente ; ces termes me semblent plus appropriés que ceux de contamination intentionnelle, et la distinction est d’importance quand le débat judiciaire s’articule autour de cette seule notion d’intention : peut-on, en l’absence de toute forme de pression ou de contrainte, être conscient sans être responsable ?
Afin de qualifier cette forme d’agression que j’ai moi-même subie, j’ai forgé le néologisme de "violamination". Je sais en effet, pour l’expérimenter dans ma chair au quotidien, que les conséquences en sont plus lourdes, plus délétères encore que celles d’un "simple" viol : la réparation biologique est impossible. Ce viol est certes perpétré par abus de confiance au lieu de l’être par la violence, mais la voie demeure sexuelle, et les dommages sont considérablement aggravés ; viol par contamination, donc : "violamination".
Cette question de la "violamination" est en fait celle du tabou dont elle fut frappée dès le début de l’épidémie. Son traitement par la classe politico-intello-médiatique s’est trouvé encagé par la conjonction d’un dogme et d’une posture.
En un temps de fascination minoritaire, le dogme était celui de l’intangibilité des minorités (religieuses, régionales, ethniques, sexuelles...) ; minorités dont les élites entendaient souvent, au nom de la spécificité, confisquer le discours qui traitait d’elles, ou du moins s’en réserver le monopole.
La posture aura été la posture victimaire : dans les quinze premières années de l’épidémie, les homosexuels masculins, parce qu’ils représentaient l’écrasante majorité des personnes touchées, ont presque confisqué le débat au nom de leur souffrance et obtenu que ce soit eux qui en fixent les termes.
Comme les représentants autoproclamés de cette minorité étaient ceux-là mêmes qui, au nom de la différenciation, avaient martelé le dogme du vagabondage sexuel le plus effréné, et que longtemps ils ont nié la réalité du phénomène, ils ont, à la seule fin de conforter ce dogme et d’occulter leur part de responsabilité dans le désastre en cours, élaboré ce discours qui aura eu pour effet que la contamination consciente n’a pas été reconnue comme violence sexuelle. Ce discours a été relayé par des politiques qui usèrent d’appels à la vigilance contre le retour à l’ordre moral, et contre toute forme de discrimination, comme de rideaux de fumée incantatoire destinés à faire en sorte que jamais ne soit posée la question de la responsabilité de la contamination d’autrui.
Ce sont ces politiques peut-être, socialistes - l’information se trouve dans The End (Denoël), le livre de Didier Lestrade, cofondateur et longtemps président d’Act Up -, qui ont négocié avec quelques figures homosexuelles d’influence la non-pénalisation de la contamination consciente (ne serait-ce qu’en acceptant que la transmission du VIH ne constitue pas une circonstance aggravante en cas de viol).
Ce deal reposait sur l’engagement des associations à obtenir des modifications conséquentes des comportements homosexuels masculins. L’effectivité de ces modifications, une longue période durant, est une des plus belles victoires à inscrire à l’actif de ces associations.
Mais le prix de ce deal fut terrible :
il n’y eut pas de campagne de prévention axée sur les comportements spécifiques des homosexuels masculins ;
l’accent fut toujours porté sur la protection de soi, jamais sur l’impératif, qui aurait dû être considéré comme premier, de la préservation d’autrui ;
les victimes de "violamination" se sont retrouvées seules responsables de l’agression qu’elles avaient subie ; leurs contaminateurs, assurés de l’impunité, se sont vus encouragés à poursuivre leur jeu de massacre sexuel (il est douteux que le bilan se limite à quelques dizaines ou quelques centaines d’"unités" détruites) : en ces quelques mots tient tout le dispositif de l’ahurissante imposture de la "co"-responsabilité ;
niées dans leur condition même de victimes, celles-ci se trouvèrent emmurées à vie dans l’impossibilité de se reconstruire ; à vie et pour beaucoup jusqu’à la mort, ou jusqu’au suicide ;
débordant le présupposé éthique à l’origine de cette politique - nul ne peut indifféremment pratiquer la contamination consciente -, la garantie de l’impunité, alliée à la lassitude et à la pénibilité d’une sexualité à perpétuité contrainte, a eu pour effet que les pratiques mortifères de quelques cyniques n’ont cessé, par imprégnation sourde, de gagner de nouveaux adeptes.
Pour l’ensemble, non exhaustif, de ses conséquences, le sida aura été un des plus fantastiques révélateurs des dysfonctionnements, certes interhumains, culturels, sociaux, sanitaires, etc., mais surtout politiques et démocratiques, de notre pays.
J’en aurai pour ma part tiré un enseignement et une question.
L’enseignement est que, dès lors que se voit accordé à un individu ou à un groupe social le monopole du discours qui traite de lui, émerge de fait une situation néototalitaire dont les effets sont ceux, d’autant plus dangereux qu’ils sont produits sous le sceau de la compassion coupable, d’un totalitarisme avéré.
La question est la suivante, que j’adresse aux responsables politiques qui ont passé cet accord (certains socialistes, et non les socialistes) ainsi qu’aux responsables de la lutte, souvent courageuse et honorable, contre le sida : qui, et pourquoi ?
L’argument selon lequel il s’agissait de ne pas dissuader les personnes à risque de se faire dépister ne tient guère en regard des pays (Suède, Royaume-Uni) qui ont pratiqué la pénalisation précoce, et dans lesquels n’a pas été constatée une augmentation significative des cas de séroconversion. Les raisons étaient donc tout autres, mais lesquelles ? Quels motifs ont présidé à l’établissement de ce dogme selon lequel la destruction d’une vie, dès lors qu’elle s’opère dans le champ sexuel (à l’époque, très majoritairement homosexuel), doit échapper à toute forme de sanction ? Pour quelles raisons a-t-on décrété que la ruine de ces vies relèverait d’une fatalité dont l’acteur conscient se verrait assuré du statut abstrait de vecteur innocent ?
Ceux qui verront en moi le militant de la pénalisation à outrance de la "violamination" se tromperont. Je sais trop la douleur d’une vie intime minée par le sida : cette litanie atroce, sans perspective de fin, de ruptures et de délaissements - les failles, les défauts de vigilance qu’elle implique inévitablement. Juger d’un même regard qui a fait acte froidement indifférent de contamination répétée, et qui, au terme d’années de précautions scrupuleuses, connaît l’accident d’un abandon vulnérant, relèverait d’une justice qui n’aurait de justice que les apparences aveugles. Mais qu’au moins les victimes puissent s’affirmer victimes, et qu’elles soient reconnues comme telles.
Nombre d’entre elles sont décédées ; aux survivants sont dues les explications des auteurs de cette impunité d’exception. Pour que puisse enfin se faire ce deuil sans quoi rassembler quelques pierres d’une vie dynamitée par la rencontre d’un éclat de désir et d’un mensonge méticuleusement construit demeurera à jamais impossible.
Nous fûmes détruits, et il fut décidé que cela ne compterait pour rien. Par qui ? Pourquoi ?
André Sarcq est auteur de poésie et fonctionnaire.