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Christian Saout | Criminalisation des séropositifs

Sida, victimes contre victimes, par Christian Saout

10 mars 2005 (Le Monde)

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Les colonnes du Monde ont donné de l’écho à des faits et à des prises de position sur la pénalisation de la transmission sexuelle du VIH-sida. Cette question revêt une actualité soutenue en raison d’une série d’affaires en instance devant les juridictions pénales.

Les séropositifs, condamnés au préservatif à vie, sont les premiers acteurs de prévention en se protégeant et en protégeant leurs partenaires dans la très grande majorité des cas. Cependant, des personnes portent plainte pour des contaminations intervenues lors de relations sexuelles consenties et non protégées. Elles disent que, n’ayant pas été informées de la séropositivité de leur conjoint ou compagnon, leur consentement à la relation sexuelle ne saurait être regardé comme tel et qu’elles sont victimes d’une tromperie.

Sur le fait de porter plainte et de se positionner comme des victimes, nous n’avons rien à dire : ces personnes ont le droit, si elles se sentent victimes, de saisir un juge. C’est logique dans un Etat de droit. Nous serions malhabiles, à Aides, pour donner à ce statut de victime un destin dans notre association. En effet, si nos techniques d’accueil - faites de confidentialité et de non-jugement - nous permettent de tout entendre, nous ne pouvons pas nous saisir de tout. Aides n’est pas une association de victimes ; cela ne nous interdit pas, le cas échéant, d’apporter à telle personne le soutien juridique qu’elle demande.

On peut cependant être surpris que des personnes saisissent le juge pénal pour obtenir la reconnaissance de leur "statut de victime". Un juge civil peut aussi accomplir un travail de réparation en reconnaissant la responsabilité et en décidant d’une indemnisation, sans aboutir à mettre en prison celui qui a, un jour, lui aussi été contaminé et n’a pas pensé à ce moment-là à se positionner comme victime. L’épidémie de sida, qui ne nous aura évité aucune contradiction, voit donc des victimes poursuivre des victimes. Ne courons-nous pas le risque de voir une demande judiciaire à chaque diagnostic de contamination, comme par automatisme ?

Dans ces conditions, faut-il changer notre droit ? Nous venons de le voir, le champ de la responsabilité civile peut être aisément actionné. Celui des infractions pénales est assez riche pour ne pas en rajouter. A tout le moins, au civil comme au pénal, n’en rajoutons pas précipitamment. Réunissons une commission de sages, composée de représentants de personnes touchées, de juristes, de chercheurs, de représentants de la nation. Cela nous aidera collectivement à chercher avec sérénité les meilleures conditions d’exercice de la voie civile ou, exceptionnellement, pénale.

Il n’y a aucune raison de ne pas sanctionner l’inacceptable et que ceux qui utilisent des stratagèmes pour obtenir une relation sexuelle non protégée échappent à des sanctions. Mais on ne peut pas laisser ouverte la perspective de condamnations massives. Sans quoi, avec 5 000 à 6 000 contaminations par an, sans parler des 300 000 personnes vivant avec une hépatite sexuellement transmissible (on pourrait ajouter d’autres exemples), nous pourrions ouvrir chaque année plusieurs établissements pénitentiaires !

Pourquoi ce recours accentué aux tribunaux ? Probablement, une fois encore, pour résoudre une question que nous avons tardé à poser : celle de l’actualisation de notre doctrine de prévention dans un nouveau contexte épidémiologique. Dès le début des années 1980, nous avons approché la lutte contre l’épidémie à partir du concept de responsabilité partagée. Nous disions que c’était à ceux engagés dans la relation sexuelle de se poser tous les deux la question de l’utilisation du préservatif, à partir de l’analyse des risques qu’ils avaient pu être amenés à prendre antérieurement.

Cette doctrine permettait de poser la prévention comme un processus dynamique, engageant chacun, plutôt que de faire reposer la prévention sur les seuls séropositifs. Elle permettait aussi, dans un contexte de stigmatisation puissante, de permettre à des séropositifs de continuer à avoir une vie sexuelle dans la protection de l’autre.

C’était sans compter sur quelques évolutions. Elaborée face à une épidémie concernant à l’époque massivement les gays, cette doctrine est mise en question par une épidémie devenue plus hétérosexuelle. La situation de domination subie par les femmes dans les rapports sexuels, redessinée à leur profit par les combats féministes des années 1970, avec la conquête du droit à l’avortement et à la contraception, n’a pas fait l’objet de combats comparables sur leur droit à avoir une relation sexuelle sans risque. La bataille pour l’accès au préservatif féminin fait encore sourire et ne dispose pas de relais puissants hors d’Aides et de quelques-uns, dans la quasi-défaillance des pouvoirs publics.

S’ajoutent des points de résistance. Malgré deux décennies de combats acharnés, dire que l’on est séropositif est encore très difficile en France. Notre société a subrepticement profité de l’arrivée des trithérapies pour remettre au plus enfoui d’elle-même l’acceptation des personnes séropositives et des droits que nous devons leur garantir face aux discriminations qu’elles subissent si nous voulons qu’elles se responsabilisent. Nous feignons de croire qu’il peut y avoir une responsabilisation des séropositifs sans garanties contre la stigmatisation. Or nombre d’enquêtes menées à Aides montrent que le poids des discriminations reste sévère, et qu’elles sont craintes avec angoisse par les séropositifs qui renoncent à dire leur statut sérologique, en privé comme en public.

Notre société laisse, à tort, confondre traitement et guérison, pour mieux bétonner une seconde chape de silence sur la sexualité et ses risques. Pourtant, la santé sexuelle, à en croire les détresses confiées à longueur de journaux ou d’émissions télévisées, mériterait des attentions comparables à bien d’autres préoccupations de santé publique. Les livraisons d’été de nos magazines préférés, qui s’intéressent à la double vie des Français, masquent mal nos difficultés, voire pour beaucoup l’impossibilité, à en parler avec sérénité au sein du couple, sans quoi des contaminations n’interviendraient pas dans ces relations prétendument stables.

Elaboré dans les années 1980, le concept de responsabilité partagée aurait dû nous permettre d’affronter ces évolutions et ces résistances. Ce n’est manifestement pas le cas. C’est un échec collectif. Comment le relever ? Certainement pas en nous accusant les uns les autres.

Collectivement, nous nous débrouillons mal avec l’épidémie. Ce n’est pas nouveau. Nous avons plutôt réussi du côté du soin. Osons parler d’un véritable échec du côté de la prévention, même si nous avons réussi à ce que tous les modes de contamination soient discutés publiquement. La solution tient tout entière dans les changements de comportement individuel et/ou collectif. Là est la difficulté. Car la prévention n’a jamais fait partie de la prise en charge globale nécessaire après l’annonce d’une contamination ou au cours des soins.

Comment déclencher la responsabilisation des séropositifs s’il n’y a pas de lieu pour en parler ? Comment relever ce défi ? En renforçant notre doctrine de prévention, en osant la refonder. Comment ? En traitant avec plus de vigueur l’information en matière de risques, dans une approche globale de la santé sexuelle, et en n’oubliant pas de remettre la question du dépistage au cœur de la prévention autant que le préservatif, nous pourrions déjà faire en sorte que nos concitoyens comprennent mieux l’enjeu de la connaissance sur leur statut sérologique comme une chance de préserver pour eux-mêmes un capital de bonne prise en charge, avant que la maladie n’ait déjà accompli ses ravages.

En s’appuyant sur les séropositifs eux-mêmes, qui hésiteront moins à faire connaître leur statut sérologique dans la relation sexuelle si nous sommes capables collectivement d’affirmer publiquement que ce sont des hommes et des femmes à la dignité de plein exercice, préservée des atteintes du rejet et des discriminations. Mais nous obtiendrons difficilement de tous les séropositifs qu’ils se sentent une responsabilité particulière et un devoir de protection de l’autre si ces garanties ne sont pas réelles. En poursuivant, enfin, notre réflexion sur le concept de responsabilité partagée pour aller vers la notion de consentement éclairé.

Autrement, à coups de procès répétés, les séropositifs emprisonnés contribueront à faire confondre dans le même mouvement tous les séropositifs : ceux qui sont capables de délivrer une information sur leur statut sérologique comme ceux qui ne l’ont pas pu.

Y a-t-il des régimes de responsabilité distincte, selon les risques ? Ce serait surprenant. Pour ne pas avoir été informés valablement des risques d’une intervention chirurgicale, nous n’hésitons pas à porter plainte si l’opération tourne mal. Nous invoquons alors le défaut de consentement éclairé. Nous savons donc que, dans ce cas-là, il n’y a pas de responsabilité sans information totale sur les risques. Cela ne devrait pas être différent dans la relation sexuelle. Osons alors parler de consentement éclairé dans la responsabilité partagée. Cela passe par une éducation à l’analyse des risques dans la relation sexuelle. Nous en sommes loin.

C’est en renforçant la capacité des personnes à apprécier des prises de risques dans une perspective de réappropriation de leur santé sexuelle que nous parviendrons à cantonner les actions pénales qui s’annoncent sans détruire nos marges de progression en santé publique.

Christian Saout préside l’association Aides.

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