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Sang contaminé

Sang contaminé : le crash judiciaire

26 juin 2003 (Nouvel Observateur)

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Le non-lieu prononcé par la Cour de Cassation dans le volet non ministérieldu dossier scandalise les victimes

Devinette : quel est le pays où il est permis de mettre en danger la vie d’autrui, en toute impunité, à condition de s’y mettre à plusieurs et de le faire au nom des intérêts économiques ? Où les autorités sanitaires gèrent en toute bonne conscience la propagation d’un poison mortel ? Où le principe de précaution s’applique à la protection des marchés nationaux plus qu’à celle de la santé publique ? Où l’hécatombe organisée d’un millier d’hémophiles et de transfusés contaminés par le virus du sida est jugée moins répréhensible que le casse d’un McDo ?

Rappelons que la France est le pays où l’on a identifié le virus du sida et où l’on a disposé, un an avant les Etats-Unis, des premiers tests permettant de le dépister. C’est là aussi que l’on a pulvérisé le macabre record des sidas transfusionnels : au 31 mars 1992, on relevait, pour les transfusés et receveurs de greffe, 1115 cas en France, contre 167 en Allemagne fédérale, 187 en Italie, 160 en Espagne, 78 au Royaume-Uni. La France compte près de 1000 contaminations de plus que les pays comparables, à quoi s’ajoutent les centaines d’hémophiles rendus séropositifs par les dérivés sanguins.

Au total, l’effectif des personnes qui ont été infectées par le virus du sida du fait de l’affaire du sang est de l’ordre du millier. Une énorme bavure médicale d’autant moins excusable que, dès 1976, les spécialistes de l’Institut Pasteur qui mettaient au point le vaccin contre l’hépatite B se préoccupaient du risque de contamination par des rétrovirus. Alors même que l’on ne connaissait pas le VIH, le docteur Robert Netter, qui sera plus tard l’un des prévenus du procès des hémophiles, eut l’initiative prémonitoire de faire rechercher dans chaque plasma l’enzyme spécifique des rétrovirus. Jean-Claude Chermann, avant de participer à la découverte du VIH, mit ainsi en évidence les deux premiers prélèvements séropositifs effectués dans le monde, à une date où le nom même de sida n’avait pas encore été inventé.

C’est à l’aune de cette connaissance qu’il faut évaluer le bilan du sang contaminé. Et jauger les discours en faveur de la dépénalisation des affaires médicales qui fleurissent depuis le procès des ministres en 1999. Les « dépénaliseurs » estiment, en substance, que l’aléa de la recherche implique une inévitable part de risque, qu’à trop mettre en cause la responsabilité pénale on aboutit à une impasse judiciaire, et sont favorables à la voie civile.

De fait, les quinze années de procédure du sang contaminé, depuis la première plainte déposée par l’Association des Polytransfusés en 1988, les trois procès tenus en 1992, 1993 et 1999, les six ans d’instruction du dossier par la juge Marie-Odile Bertella-Geffroy, tout cela se trouve réduit à néant en quelques phrases par le non-lieu de la Cour de Cassation. Que d’efforts, de travail et de souffrances pour aboutir à un arrêt de moins de 20pages, qui déclare les arguments des victimes « sans objet », « irrecevables » et « les rejette ». Si la décision reconnaît que le Centre national de Transfusion sanguine (CNTS) a écoulé ses stocks contaminés et que le dépistage systématique a fait l’objet de manœuvres retardatrices destinées à protéger les parts de marché du test de l’Institut Pasteur, il confirme l’arrêt précédent de juillet 2002 prononcé par la chambre de l’instruction, qui concluait à « l’absence de toute infraction de quelque nature que ce soit ». Ce nouveau non-lieu exonère donc les 32médecins, conseillers ministériels, fonctionnaires de santé publique et dirigeants de l’Institut Pasteur mis en examen par Mme Bertella-Geffroy.

Mais comment admettre que les victimes relèvent du simple aléa médical, dès lors que Michel Garretta lui-même écrivait, le 9 mai 1985, à la Direction générale de la Santé (DGS) : « Conscients que trois mois de retard signifient, à terme, la mort de 5 à 10 hémophiles et d’un certain nombre de leurs proches, l’équipe de direction du Centre national de Transfusion sanguine estime que c’est maintenant une urgence absolue d’interrompre cette contamination chez les hémophiles et leur famille. »

A l’époque, on estime le nombre de contaminations transfusionnelles, sur toute la France, à une centaine par semaine. Et les spécialistes savent per-tinemment que le seul barrage efficace est un dépistage systématique des dons de sang. Sa mise en place – autant que le retrait des produits contaminés – constitue l’ « urgence absolue » évoquée par Garretta. Le même jour, une réunion interministérielle présidée par François Gros, éminent pastorien, décide que le plus urgent est de retenir « le dossier d’enregistrement d’Abbott... au Laboratoire national de la Santé... » Le dépistage sera effectif début août, avec quatre mois de retard (plus si l’on considère qu’à l’hôpital Cochin les docteurs François Pinon et Jacques Leibowitch dépistaient dès fin 1984).

Cette négligence délibérée aux conséquences meurtrières n’est pas uniquement le fait du docteur Garretta, le seul, avec son adjoint le docteur Jean-Pierre Allain, à avoir été condamné à la prison ferme. Une série d’autres acteurs a joué un rôle crucial, ce qui explique les 32 mises en examen de la juge Bertella-Geffroy. Mais le premier procès, en 1992, et le procès en appel en 1993 se sont limités au seul problème des hémophiles, plaçant les docteurs Garretta et Allain dans la position paradoxale de boucs émissaires.

La suite est simple : pendant une décennie, de 1993 à aujourd’hui, la juge Bertella-Geffroy et les parties civiles ont vainement tenté de mettre en cause l’ensemble des responsables, de faire reconnaître que l’affaire du sang ne se limitait pas aux errements des deux médecins du CNTS. Or, à chaque étape de la longue marche judiciaire des hémophiles et des transfusés, des obstacles ont empêché l’affaire de prendre sa véritable dimension. Les deux premiers procès ont été enfermés dans le cadre juridique étroit de la « tromperie sur la qualité substantielle d’une marchandise », un « délit d’épicier ». Puis on a assisté au procès de la Cour de justice de la République, qui a absout les ministres tout en reconnaissant la responsabilité d’un seul d’entre eux, Edmond Hervé, mais en le dispensant de peine. Parallèlement, la juge Marie-Odile Bertella-Geffroy s’est heurtée à une incroyable succession d’obstacles. Sans retracer le détail des péripéties de ce fiasco judiciaire, on retiendra que le dossier d’instruction, complet en 1999, a été annulé une première fois en 2000 par Gilbert Azibert, président de la chambre d’accusation – devenue chambre de l’instruction –, surnommé dans le milieu judiciaire Annulator... Qu’un premier non-lieu général a été prononcé avec une désinvolture choquante en juillet 2002 par la juge Francine Caron. Que le non-lieu définitif du 18 juin ne répond pas plus au fond du dossier que les décisions précédentes. Et qu’enfin le parquet s’est toujours opposé à la demande de la juge d’instruction d’obtenir une saisine globale, qui lui aurait permis d’instruire sur la totalité des victimes. N’étant saisie que d’une cinquantaine de plaintes d’hémophiles et de transfusés, elle s’est vu objecter un raisonnement qui se résume comme suit : même s’il y a eu retard du test et distribution de lots contaminés, on ne peut prouver avec certitude que les plaignants ont été effectivement victimes de ces agissements, d’où le non-lieu.

Cette logique ne se justifie que par la volonté constante d’éviter que d’autres acteurs que les docteurs Garretta et Allain soient impliqués. Edmond Hervé doit encore se demander pourquoi il est le seul politique à avoir été condamné. Est-il devenu impensable que, dans notre démocratie, des médecins, des conseillers ministériels, des dirigeants de l’Institut Pasteur et des ministres aient à rendre compte de leurs actes ? Faut-il croire que le principe d’impunité constitue désormais la règle fondamentale du pouvoir français, de droite comme de gauche ?

Michel de Pracontal