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Prisons

Véronique Vasseur, médecin-chef à la Santé

13 janvier 2000 (Le Monde)

PARIS, le 13 janvier 2000 (Le Monde)

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Seule nuit et jour avec 1 800 détenus, c’est le quotidien de Véronique Vasseur, médecin-chef depuis 1993 à la prison de la Santé, à Paris. Dans un témoignage bouleversant, elle raconte cette cour des miracles. « Le Monde » publie des morceaux choisis d’un livre à paraître aux Editions du Cherche-Midi

Première garde de nuit seule. Je commence à reconnaître les détenus. « Attention, me disent les gardiens ; ils se sont tous passés le mot : vous allez passer une mauvaise nuit. » Un détenu arrive. Il a un gros abcès sur la main. Naturellement, je n’ai rien sur moi : pas de lancette pour percer. Je prends une aiguille à points de suture : il a l’air complètement affolé. Comme je n’en mène pas large moi non plus, il me dit : « Je suis un homme. » Ça, je m’en étais aperçue ! Les cafards courent dans l’infirmerie ; ils se baladent, s’infiltrent partout sur les pots de désinfectant : j’ai peur d’en serrer un dans la main. À la fin de la consultation, le type me demande s’il peut me revoir demain. Il a besoin d’être rassuré. Il est paumé, moi aussi.

Aujourd’hui, on aura une star : un confrère, le docteur Garretta, arrive ce soir.

Je suis appelée pour des toxicos en manque arrivant du dépôt où, depuis deux jours, ils n’ont eu aucun traitement pour les soulager. Tremblants, prostrés, pieds nus dans leurs souliers sans lacets, tenant leur pantalon sans ceinture, ils ont piètre allure. A 2 heures du matin, on me réveille : un détenu ferait une crise d’épiIepsie. Je me retrouve, après un dédale d’escaliers plutôt crades, dans une cellule avec sept gardiens et quatre détenus. On est douze en tout dans dix mètres carrés. Je n’ai même pas de place pour poser ma valise. Une petite loupiote éclaire faiblement la pièce ; je ne peux pas lire le nom des médicaments sur les ampoules, je ne vois absolument rien. Le type est au sol, tremblant de tous ses membres ; je finis par me retrouver par terre, à quatre pattes pour l’examiner. Dans la panique générale, je perds ma boucle d’oreille ; je suis là à chercher à tâtons mon anneau... Je finis par trouver la bonne ampoule, ma boucle d’oreille, et tout rentre dans l’ordre !

On me signale un boxeur costaud, un Malien qui se dit américain. Il a l’air complètement dingue. Il vient de fracturer la main d’un gardien. Il est tout nu dans une cellule de force complètement vide, et il mange ses crottes. Je suis effarée. Un autre détenu du mitard est très agité. Il déclare avoir avalé des lames de rasoir. J’apporte des tranquillisants, que le gardien lui enfourne dans la bouche à travers la grille. La première nuit va être longue. Je n’arrive pas à dormir : ce foutu téléphone au pied du lit qui peut sonner d’un moment à l’autre. Consultation sur consultation. Je viens de passer pour la première fois vingt-quatre heures en prison. En une journée, j’ai compris ce que signifie être enfermé.

Deuxième garde. Le matin, les détenus défilent. Ils arrivent du dépôt ; beaucoup ont été tabassés par les flics. A la fin de la consultation des entrants, ils partent pour être affectés dans une cellule. Ils marchent, deux par deux, entravés par des chaînes aux pieds, dans un fracas épouvantable. Ce matin, des pigeons sont posés par dizaines sur les filets anti-suicide. Les plumes volent, des fientes tombent. Il faudrait presque se balader avec un parapluie ; on se croirait dans une gigantesque volière. Par moments, quelques rayons de soleil arrivent à percer. Je déambule dans ce décor presque irréel avec ma grande valise noire.

Je suis appelée pour un grand gaillard, superbe. Il doit faire de la gonflette. Je n’arrive même pas à lui prendre la tension tellement ses bras sont musclés. Il en a pris pour quinze ans : assassinat avec préméditation. Il est malade du sida et me prévient gentiment de prendre mes précautions au cas où je lui ferais une piqûre. Les gardiens me laissent une demi-heure enfermée avec lui. Ils ont même fermé la porte et fait sortir les autres détenus. Mais me retrouver toute seule, enfermée avec un assassin, même sympathique, me laisse un peu sceptique sur la conception de la sécurité que l’on a ici.

En plein déjeuner, urgence : un détenu s’est coupé le bras. Il est très agité. Je cherche le matériel de suture. Il est séropositif, il pisse le sang. je suis tellement stressée que je lui fais une couture multicolore, avec des fils rouges, bleus et verts. Il est content ; les infirmières se marrent, pas moi. Je transpire : j’ai beau m’être entraînée sur des escalopes de dinde, la peau est beaucoup plus dure...

Encore une urgence : une crise d’épilepsie au bloc C, le bloc des Maghrébins, et, cette fois, ce n’est pas de la frime. Il arrive, m’a-t-on dit, que des urgences soient simulées mais, là, c’est du solide. Le type s’est mordu la langue et saigne comme un boeuf. Sa bouche fait des bulles, comme de la confiture de groseilles qui bout ; il y a une mare de sang par terre.

3 heures du matin : nouvelle urgence. Le détenu est déjà au mitard. On peut le suivre à la trace : il est recroquevillé comme un escargot dans une mare de sang, tout nu, au fond de la cellule. Il tremble. J’essaie au milieu du sang de voir d’où provient la blessure. Huit gardiens sont avec moi : le type me fait signe d’approcher. Dès que je fais un pas, les gardiens suivent. Je finis allongée sur lui avec les huit gardiens aux fesses qui ne tiennent pas, semble-t-il, à ce qu’il me parle. Il me chuchote à l’oreille : « C’est eux qui m’ont fait ça. » Est-ce vrai ? Qui croire ?

Il est 4 heures : impossible de dormir. Les entrants : une dizaine, pas un ne parle français. Interrogatoire de sourds-muets, à l’aide de signes.

Je repars courir les couloirs crasseux, pleins de taches suspectes, de détritus, de restes de bouffe, de bêtes diverses, gros rats, cafards, petites souris. Les murs partent en lambeaux, les carreaux sont cassés, les chasses d’eau fuient et certaines ont même de la verdure qui commence à pousser dedans. La crasse partout, la vétusté en plus.

Encore X qui pique sa crise. La dernière fois, il a avalé des lames de rasoir et, cette fois-ci, il a ingurgité ses lunettes avec les verres. Radio en vitesse : on retrouve les branches, mais pas les verres. Les lames ont déjà disparu. Les détenus sont malins : ils avalent les lames enroulées dans du papier scotch invisible à la radio, mais qui évite qu’ils se perforent. Ils ont l’estomac en béton : question d’habitude.

CE petit monde manque d’imagination : si l’un se coupe à tel endroit, une heure après c’est un autre qui se coupe au même endroit. Certains se pendent, mais heureusement c’est plus rare, car on leur enlève ceinture, lacets, etc. En revanche, c’est incroyable ce qu’ils peuvent avaler : lames de rasoir, clés, pièces de monnaie, pinces à ongles, couteaux, fourchettes, cuillers, vis, boulons, clous, lunettes... Parfois, dans certains ventres, on retrouve une véritable batterie de cuisine. Un détenu se plaint de nausées et de maux de ventre. Il dit qu’il n’arrive plus à manger. Radio et, stupéfaction ! une cuiller à soupe est en travers de l’estomac, suivie d’une fourchette ; au niveau de l’intestin, un trousseau de cinq dés, une dizaine de pièces de vingt centimes et un paquet de lames de rasoir. Comme lui dit le radiologue : « Je comprends que vous n’ayez pas faim. »

Téléphone : un détenu est tombé de son lit au deuxième étage. Il a le genou bloqué en flexion. Tous les autres, dans la cellule, rigolent. Je ne peux pas l’approcher : le moindre attouchement le fait hurler. On le descend sanglé sur une civière. Normalement, ce sont les pompiers qui doivent descendre la civière, car il y a eu un drame il y a peu de temps : une civière a basculé dans le vide et le détenu est allé s’aplatir sur la coursive au milieu des filets. Sa tête a explosé.

Je monte sur les barreaux du chauffage pour regarder dans la cour. Je ne suis pas la seule : tout le monde est à la fenêtre, car c’est la promenade des « spéciaux », des travestis. Il fait très chaud. Ces « dames » sont en petite tenue et, de loin, peuvent faire illusion. Certaines sont en soutien-gorge et se font bronzer. D’autres se passent de la crème dans le dos... Les détenus hurlent des insanités aux fenêtres et tapent aux barreaux... Solarium insolite dans une prison d’hommes. La chaleur aidant, la vermine court dans les matelas et les types sont couverts de boutons. je n’ai jamai vu autant de maladies de peau en si peu de temps.

Ce matin, rien qu’un médecin généraliste incarcéré pour abandon de famille et non-paiement de pension alimentaire, arrêté sans pouvoir prévoir un remplaçant, complètement traumatisé par deux jours de dépôt avec des toxicos, des violeurs, affolé par la crasse et les conditions moyenâgeuses de détention. Peur panique du sida, de la sodomie. J’ai fini par lui obtenir une cellule où il sera seul.

Un travesti est allongé dans une cellule. Il a eu un malaise et ne bouge plus. C’est en faisant sa ronde que le surveillant l’a vu, mais sa porte est bloquée, impossible de l’ouvrir. Il va falloir attendre que quelqu’un vienne défoncer la porte. Le travesti s’est réveillé. Il a dû absorber trop de somnifères : il porte un corset à lacets genre Belle Epoque, trop serré et, comme il a du mal à respirer, je demande au gardien de m’aider à le délacer. Ses faux seins en silicone sortent comme des ballons. C’est un grand moment...

Trois détenus se sont battus au couteau. Je suis dans le sang jusqu’à minuit environ. En ce moment, les types tombent comme des mouches à cause de la chaleur. Il doit faire environ 30 degrés dans les cellules. Les détenus ont droit à deux douches par semaine, dans le meilleur des cas avec de l’eau chaude. Certains détenus sans ressources et n’ayant pas de rapport avec l’extérieur lavent leur linge dans la douche, et les suivants doivent se contenter de douches froides. Si l’on veut une douche supplémentaire, il faut la demander au médecin pour raison médicale. Il faut une maladie de peau pour qu’elle soit accordée.

LA Santé, c’est une grosse verrue avec des murs de forteresse troués de petites fenêtres. La seule prison à l’intérieur de Paris. Il y a cent cinquante ans, quand elle a été construite, c’était une prison exemplaire. Un modèle du genre en ce qui concerne la salubrité, ce qui fait rire aujourd’hui quand on voit ce que c’est...

Et puis son nom est symbolique : la Santé.

A l’angle du boulevard Arago et de la rue de la Santé, on guillotinait les détenus dehors, en public. Après, cela s’est fait à l’intérieur. La première grande cour d’honneur dans laquelle on pénètre, donnant sur la première porte ouvrant sur la détention, avant les marches, était le lieu ou se tenait la guillotine. C’est là qu’ont été guillotinés Buffet et Bontemps, en 1972. L’aumônier, l’avocat, le directeur et aussi le médecin-chef étaient obligés d’être présents. Tout autour, des grands murs d’enceinte. C’est là qu’ont été exécutés beaucoup de résistants pendant l’Occupation. Sur les murs extérieurs de la prison, des plaques commémorent le souvenir de ces fusillés. Des gens connus, artistes, écrivains, poètes, politiques, ont été emprisonnés à la Santé. C’est un endroit peuplé de fantômes. Les murs suintent l’histoire : Paul Verlaine, le Douanier Rousseau, Guillaume Apollinaire, Léon Daudet, Ahmed Ben Bella, Abel Bonnard, Paul Langevin, Charles Maurras, Maurice Thorez, Georges Mandel, Gabriel Péri, Paul Vaillant-Couturier... ont été emprisonnés à la Santé.

L’architecture intérieure est belle : de grandes verrières, comme dans un atelier d’artiste, avec une lumière filtrée un peu jaunâtre, marécageuse. Pas un brin d’herbe, pas une plante, pas une fleur, pas un seul arbre sur quatre hectares.

Pour rentrer, je passe d’abord cinq portes que je dois me faire ouvrir avant d’en ouvrir trois autres moi-même pour entrer dans mon bureau. J’ai donc huit portes à franchir, parfois avec des attentes importantes quand il y a des détenus qui partent au palais ou quand il y a un blocage pour un VIP qui passe : ça peut durer vingt minutes. Le regard ne peut jamais aller bien loin. Partout des sas, des grilles, des portes. L’odeur, uniforme, fade et écoeurante, est composée de la bouffe du jour, poisson ou pot-au-feu, on ne sait pas, quelque chose d’indéfinissable mélangé à l’odeur de tabac, à l’odeur d’humidité, aux reflux d’égouts.

JOURNÉE tranquille. C’est dimanche et j’en profite pour déambuler dans la Santé. Je découvre d’abord des murs écaillés, des chasses d’eau qui fuient, couvertes de mousse, des détritus par terre, des fientes de pigeon, des plumes, des milliers de pelures d’orange pendues aux barreaux pour masquer les effluves des WC à l’intérieur des cellules qui font dix mètres carrés et demi et accueillent trois ou quatre détenus. Les murs sont de couleur papier kraft avec une petite ampoule de 60 watts, à trois mètres du soi. Ils suintent de salpêtre. La fenêtre est minuscule et aucun air ne circule. Les carreaux cassés ne sont pas changés, le WC collectif n’a même pas de paravent et on s’étonne qu’ils soient tous constipés. Essayez de déféquer devant trois inconnus ! La vermine envahit les matelas.

Un jour, un détenu m’a apporté un petit pot de vermine pour me faire comprendre l’état d’hygiène dans lequel on les fait vivre. J’ai donc rassemblé des petits pots normalement destinés aux analyses d’urine et je les ai donnés aux détenus pour qu’ils me mettent de la vermine dedans. Quand j’en ai eu une certaine quantité, j’ai envoyé ces petits pots au directeur. Grâce à ça, tous les matelas ont été changés ! Le mitard, pour chaque détenu qui y séjourne, c’est une cellule nue et sale, sans aération : une ouverture minuscule et très haute avec des verres opaques. On ne voit presque rien. Une chiotte à la turque dont on a du mal deviner qu’un jour elle fut blanche. Une plaque de mousse par terre pour dormir le jour, un drap pour la nuit, aucun meuble. Derrière le mitard, encore une grille : c’est le quartier d’isolement, correspondant à l’ancien quartier de haute sécurité qui a été supprimé. En fait, seul le nom a changé. Là, les détenus ne voient strictement personne en dehors des surveillants et de leur avocat. Ils sont enfermés dans des cellules individuelles minuscules et froides où les meubles sont fixés au sol. Etre enfermé dans cet endroit, pendant plusieurs années parfois, provoque des troubles du comportement. Les isolés l’appellent « la torture blanche ».

Dans les cours de promenade, les détenus tournent dans le sens inverse des aiguilles d’une montre. Certains y sont assis à l’abri du soleil et rejoignent le cercle. Ils marchent par deux ou par trois, parfois tous seuls, mais toujours dans le même sens. Si l’un se risque dans l’autre sens, les autres le bousculent comme s’ils ne le voyaient pas. Il paraît que les gros truands marchent en sens inverse et repartent à reculons. C’est pour les gardiens un excellent baromètre : ils peuvent ainsi prendre la température ambiante, deviner un début de révolte, savoir ceux qui sont durs à cuire.

Quand je suis arrivée, en 1992, la Santé hébergeait 1 800 détenus. (En 1999, il y en avait 1 200 en moyenne, car on incarcère moins mais plus longtemps.) Elle compte beaucoup d’étrangers - la plus forte proportion d’étrangers dans une maison d’arrêt, actuellement 65 % - la majorité étant représentée par l’Afrique noire et le Maghreb. Enfin, cette prison reçoit tous les détenus dont le nom commence par les dernières lettres de l’alphabet. Nous avons donc tous les « X », c’est-à-dire tous les sans-papiers, ainsi que les VIP. Dernière particularité : le nombre très important de DPS [détenus particulièrement surveillés, car dangereux] et aussi de terroristes.

J’ai les larmes aux yeux. Je découvre que les détenus, avant la détention, arrivent parqués dans un camion dans des sortes de placards individuels, comme du bétail. On les emmène au sous-sol avant les empreintes et la photo : là, ils sont mis dans des placards grillagés minuscules, à quatre, où ils ne peuvent que se tenir debout, serrés les uns contre les autres, les malades comme les bien-portants.

Le médecin de garde est tout seul la nuit . Notre statut est celui de « faisant fonction d’interne », c’est-à-dire d’étudiant. Or, aucun médecin présent à la Santé n’est étudiant. Tous sont thésés, ou en spécialité. Et bien sûr aucun étudiant ne pourait assumer une charge aussi lourde, car il faut pouvoir se débrouiller pour tout. Cela permet seulement de mal payer en toute légalité. 800 francs les vingt-quatre heures ! Il faut avoir la foi pour résister...

La chambre de garde donne sur les cellules. Je suis seule avec 1 800 bonshommes...

Mon dernier patient de la journée est un travesti maghrébin « non terminé ». Un visage d’homme assez efféminé, des attitudes de femme excessivement maniérée, pas de seins. Au début, il y a eu confusion : on ne l’a pas mis chez les travestis. Il a eu le rectum déchiré et tous ses codétenus lui sont passés dessus. Ensuite, pour sa sécurité, après un séjour à I’hôpital, on l’a placé dans le bâtiment réservé aux « spéciaux ». Malheureusement pour lui, les travestis maghrébins sont en minorité en ce moment et le bloc est dominé par le gang des Colombiens : ils lui sont tombés dessus. Il est au mitard pour sa sécurité, mais ne le supporte pas bien. Il me poursuit pour une égratignure minuscule au visage : il a peur d’avoir une cicatrice. Je le vois le jour de sa libération, ébouriffé, pas maquillé, mal fagoté. Il me jette un regard furieux et me dit : « Regardez dans quel état je sors ! » Il m’en veut de n’avoir rien pu faire pour lui. Je dois voir un espion, condamné pour haute trahison. Il me raconte son histoire. Il dit s’être fait piéger par un Suédois et un Anglais qui, en fait, étaient des Russes. Pressions et menaces sur sa femme et ses gosses, une histoire à faire pleurer dans les chaumières. En fait, par la presse, j’apprends que cet individu a livré pour des sommes d’argent assez coquettes des plans nucléaires français au KGB pendant quatre ans. Ces plans secret-défense n’étant connus que d’un nombre limité de personnes, il a fini par se faire pincer. De plus, il n’est pas marié et n’a pas d’enfants.

On me signale l’arrivée d’un des évadés de Clairvaux. Une musculature à faire rêver Schwarzenegger, des tatouages partout, avec un visage assez beau et plutôt sympa. Quand on voit les chefs d’accusation, on a froid dans le dos : nombreux assassinats, prises d’otages, séquestrations. Il en a pour perpète et s’inquiète pour un cor au pied. La prison, c’est aussi ça : le maternage pour les plus grands truands. Il ne faut pas se demander pourquoi la grogne, pourquoi les grèves...

On m’appelle. Un détenu policier est allongé par terre et pleure. Je lui parle : il est là pour l’assassinat de son petit ami, policier aussi. Il regrette, mais il était trop jaloux. C’est un homo et, dans la police, ça fait mauvais genre. Son ami le trompait depuis deux mois, et il n’a pas supporté. Il en a pris pour quatre ans... Crime passionnel : « Si vous aimez, vous devez comprendre », me dit-il.

Le sexe fait l’objet de trafics divers. Une lettre cocasse arrive au service médical, signée « X la cochonne » : un détenu avoue des pratiques homosexuelles, apparemment très répandues ici, d’après lui. La direction ne veut rien savoir et ne veut pas être complice de la perversité de certains : il n’y a pas de sexe en prison, dit-on ; la privation de liberté, c’est aussi la privation de plaisir. Pourtant, le sexe est là, omniprésent. Le sexe furtif, au parloir, avec le risque du mitard si on se fait prendre. Le sexe de substitution : un jour, un détenu vient me voir ; il a le sexe tout irrité. Il finit par m’avouer qu’il a fait un trou dans son matelas en mousse pour s’en servir comme d’une poupée gonflable. Mais surtout le sexe de domination : une sexualité de pouvoir des forts sur les faibles. Les plus jeunes, les plus efféminés sont les cibles. Il y a des viols, mais beaucoup ne sont pas avoués ou beaucoup plus tard, par honte, par dégoût, par peur des représailles. Je me souviens d’un petit jeune de vingt et un ans, primaire [incarcéré pour la première fois], placé malencontreusement dans une cellule avec deux gros durs. On l’avait vu en urgence car il avait le rectum déchiré et pissait le sang. Il s’était fait violer la nuit par son codétenu séropositif, pendant que l’autre codétenu le tenait. Il est parti tout de suite à l’hôpital de Fresnes, puis a été transféré à Fleury. J’ai su que , trois mois après, il était séronégatif. J’espère qu’il l’est toujours. Un autre travesti me raconte ce qui se passe dans la division des travestis le soir venu : c’est affolant ! Il me demande des préservatifs et je lui en donne bien volontiers. Des surveillants, m’affirme-t-il, le réveilleraient la nuit pour qu’il montre ses seins, ses fesses et ils se masturberaient devant lui.

Il est obligé de faire des fellations pour avoir ses « cantines » et accéder à la douche. En prison, c’est comme dehors, les pauvres n’ont rien ! Si on ne peut pas « cantiner », on ne peut rien obtenir et, ici, tout se monnaye. Les travestis ainsi transformés en femmes, sans poils et avec de gros seins, ne devraient pas être enfermés avec des hommes. C’est absurde. Il est d’accord avec moi. Depuis la dénonciation du trafic de prostitution, rien ne s’est passé. Six mois après, un surveillant a été surpris avec un travesti. Ce que j’avais dénoncé. Ce n’était donc pas un fantasme, mais la réalité.

La première évasion dont j’ai été témoin est rocambolesque. C’était en 1993. A la Santé, on vendait des espadrilles en semelles de corde. Les détenus avaient droit à deux paires. Mais certains s’étaient groupés pour acheter plusieurs paires. Ils avaient alors dévidé toute la corde des semelles et s’étaient fabriqué une grosse corde. On n’imagine pas le métrage de corde que peut contenir une simple espadrille : plus de cinq mètres ! Cette corde leur avait permis de passer le premier mur d’enceinte de la prison. Ils se sont fait repérer d’un mirador, en chaussettes sur les toits, et le directeur est allé les chercher avant qu’ils aient eu le temps de dépasser le mur d’enceinte donnant sur le boulevard Arago. La deuxième, je l’ai apprise par la radio, car j’étais en vacances. C’était un Vietnamien. Il partageait sa cellule avec un autre détenu qui n’a rien vu. Il travaillait à l’atelier et il a réussi à sortir trente mètres de filin. Dans sa cellule, il a enroulé le filin au pied de la télé, il a scié les barreaux avec une lime qu’il avait fait entrer clandestinement, il a balancé le filin avec un grappin sur le mur d’enceinte de la prison de la Santé et il s’est fabriqué un téléphérique. Personne ne l’a jamais retrouvé...

Quant à la dernière tentative d’évasion, elle est étonnante ! Il y a deux ans, deux détenus ont réussi à passer rue Jean-Dolent. Ils avaient des complices sur les toits de la rue en face de la prison. Mais, pas de chance : un des surveillants était en retard ! Arrivé rue Jean-Dolent, il lève la tête et voit deux gars suspendus au bout d’une corde. Il donne l’alerte. A un quart d’heure près, c’était gagné !

Garretta est furieux : dans Ici-Paris, il s’est vu installé dans un fauteuil de cuir avec cigare et champagne !

ON vient de dératiser. Des masses informes de rats crevés, empilés dans des cartons en plein soleil. Que faire ? Pas dans les poubelles, ni dans les déchets médicaux qui traînent dans la cour et seront ramassés dans une semaine ! Le directeur voudrait me les coller avec les déchets médicaux. Pas question ! Je pars deux jours. A mon retour, les rats ont disparu. Où ? Je n’en sais rien !

Je découvre une nouvelle maladie, qui n’existe qu’en temps de guerre : la gale du pain. Avec du pain avarié. Il existe une épidémie en ce moment. Aujourd’hui, je suis appelée en urgence pour annoncer le licenciement d’un médecin qui commence à basculer dans la psychose. Elle dessine des rats et des sexes poilus dans le cahier d’urgence. Cette fille, très bon médecin jusqu’à présent, s’est mise à picoler et on la retrouve complètement saoûle le soir.

Ce matin, un travesti couvert de poils avec du lait qui coule de ses seins... Il a des seins absolument énormes et il a une montée de lait... Il est shooté aux hormones.

Ironie du sort ou inconséquence ? Biderman et Le Floch ont été placés dans deux cellules l’une en face de l’autre alors qu’ils n’ont pas le droit de communiquer entre eux. Biderman a pris un détenu pour faire le ménage de sa cellule.

Insolite : je viens d’apprendre que les lunettes de Crozemarie ont été payées par la Pénitentiaire !

L’année 1996-1997 a été particulièrement étonnante du point de vue des VIP. Ont défilé successivement Le Floch-Prigent, Crozemarie, Botton, Biderman, Tapie... et quelques autres moins connus.

Le Floch est sidéré car on lui a mis deux travestis dans la cellule voisine. Ces travestis avaient été transférés de Fleury, car ils avaient l’habitude de se prostituer au sein même de la prison, ce qui a déclenché un scandale. Ils sont donc venus à la Santé et, toutes les nuits, ils proposaient une « fellation à 100 balles » à Le Floch.

Ce matin, j’apprends qu’un type s’est ouvert les deux artères humérales et a trouvé la mort avec deux codétenus qui n’ont rien vu, ni rien entendu évidemment. Les codétenus sont sourds et muets. Un producteur de cinéma connu vient d’arriver pour trafic de call-girls. Il est très déprimé et supporte mal l’incarcération.

Un « pointeur » [violeur] vient de recevoir une canette de Coca à la figure. Il a perdu ses dents et a des morsures sur les bras. Un autre se plaint d’être obligé de sucer un séropositif . Un autre vient d’avaler des lames de rasoir. La routine ...

(c) Le Cherche-Midi Editeur

« Médecin-chef à la prison de la Santé », de Véronique Vasseur. Le Cherche-Midi Editeur. En librairie le 21 janvier .

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