Financement de la lutte contre le sida
Arc en ciel, un lieu de paroles
26 mai 1999 (Le Monde)
PARIS, le 26 mai 1999 (Le Monde)
" Tu veux être comme avant ? Non, tu ne seras jamais comme avant d’avoir chopé le virus !" Au fond d’une cour miteuse, un petit immeuble chaleureux illumine la nuit comme un fanal. Bois blond, murs ocre peints à l’essuyé, éclairages savants, fauteuils élégants, on croirait un bistrot à la mode. Dès l’entrée, affichée sur un paravent, une simple note ramène, d’un frisson, à la réalité. Elle rappelle que Valérie, trente-sept ans, est morte cette semaine et qu’une réunion se tiendra mercredi en son souvenir.
Au 52, rue du Faubourg-Poissonnière, Arc en ciel, n’est pas un club comme les autres. Créé en 1996 par l’association Aides-Ile-de-France pour redonner goût à la vie aux malades du sida, il a un restaurant, une salle de gymnastique, un atelier théâtre. Mais les décorateurs et les animateurs ont beau faire, ce lieu de vie reste hanté par la mort.
" Ce que je ne comprends pas, dit Slimane, la tête baissée, c’est que des gens jeunes, qui suivent régulièrement leur traitement, et qui n’ont pas une vie trop désordonnée, meurent quand même. Ça me paraît incorrect. " Dans la bibliothèque, le silence s’est fait. Ce soir, le groupe de parole " suivi du traitement " est un peu perturbé.
Richard, psychologue de formation et vétéran de la maladie, répond prudemment : " Il y a des gens qui échappent au traitement, et il y a des épisodes fulgurants, comme Valérie. Elle était fatiguée, elle s’est effondrée. Mourir du sida aujourd’hui, c’est plus rare, mais ça arrive. " Autour de lui vingt-cinq personnes piquent du nez.
" C’est peut-être dû à une mauvaise prescription ", ose Olivier. Richard se détend, on revient en terrain balisé : oui, certains médicaments ont des effets secondaires ennuyeux, mais maintenant on peut changer de traitement, discuter avec le médecin, " si tu prends ton traitement normalement, tu n’es pas malade... ".
" Et peut-on changer de médecin ? " demande Isbelle, qui vient pour la première fois. Elle démarre une trithérapie et en a assez de se réveiller au petit matin pour avaler ses gélules , alors qu’elle n’arrive pas à s’endormir le soir, pour cause d’angoisse. Son médecin ne l’écoute pas ; " Calmez-vous ! il me dit ", elle voudrait qu’il " s’occupe aussi un peu de la tête ", et des réalités sociales : " Ils vous disent : mangez !, mais si vous n’avez pas de fric ? "
Handicaps sociaux
La maladie précarise, malgré les traitements. " Ils permettent d’aller mieux, mais pas suffisamment pour être capable de travailler régulièrement ", explique Jean-Christophe, directeur d’Arc en ciel. Beaucoup de malades ont perdu leur emploi, leur compagnon, leur appartement, ils ont accumulé des dettes, les assurances les récusent, ils n’ont accès ni aux crédits ni aux mutuelles, et survivent avec, au mieux, une allocation adulte handicapé (4000 francs par mois), qui n’est pas cumulable avec un salaire.
Arc en ciel, créée initialement pour aider les " malades bien portants " à se nourrir correctement, à recréer des liens sociaux, bref, à être " mieux dans leur tête " afin de mieux se soigner, s’est transformé e peu à peu en centre de réinsertion. " On réunit de plus en plus tous les handicaps sociaux ", dit Jean-Christophe. Il vient de la banlieue lyonnaise où il dirigeait une antenne sociale. " Ce sont les mêmes difficultés, dit-il, avec, en plus de la maladie, la fatigabilité qui persiste et bloque tous les projets "
Dans la bibliothèque, le groupe de parole évacue une à une les angoisses. Philippe a raté trois prises de médicaments, par ras-le-bol, Isabelle n’a plus d’appétit et saute systématiquement sa dose du matin, Hubert vient de démarrer une quadrithérapie, il s’inquiète de ses réactions, de la tension intérieure, permanente, qui lui fait parfois perdre le contrôle de lui-même. " Est-ce les médicaments ? "
" C’est plutôt l’angoisse, ou un début de dépression, c’est normal, répond Richard.
Je voudrais que quelque chose bouge, soupire Hubert, je voudrais tant ressentir un soulagement, respirer à fond, reprendre un souffle.
Il faut dédramatiser, se dire que ça pourrait être pire et intégrer le traitement dans la vie quotidienne, répond Richard . Mais si tu veux être comme avant, non, tu ne sera jamais comme avant d’avoir chopé le virus ! " Slimane le coupe : " C’est comme retrouver sa jeunesse... " Tous sourient . Ils ont en moyenne trente ans...